Tout concourt à ce que nous demeurions à distance de ce qui a lieu, des baraques, des bidonvilles, des multiples chemins sur lesquels s'écrivent des histoires qui doivent nous demeurer étrangères. Tout s'organise afin que personne ne puisse témoigner de l'humanité qui fait lieu sur des territoires où l'on ne doit cesser de voir s'étendre un désert. Tout est dans l'art de maintenir un périmètre de sécurité tout autour de cette humanité là, et d'ainsi fabriquer à grande échelle de l'ignorance, de l'impuissance. Afin que l'aveuglement demeure, et que se poursuive le délire qui aujourd'hui tient lieu de politique : la chasse aux improductifs, ces êtres à l'identité incertaine assignés à résidence des lisières.
Il y a les grandes manoeuvres, la répétition jusqu'à l'ivresse de catégories dont personne ne connait le sens et, par là-même, le tourbillon d'une controverse si assourdissante que chacun en devient comme possédé. Quel bruyant défenseur des "Roms"est aujourd'hui capable d'expliquer à son voisin qui, parmi la multitude, s'avère effectivement Rom, et ce que cette identité recouvre précisément ? Combien de journalistes spécialistes de la dite "question Rom" ont lu, et vaguement compris, la page wikipedia relative au terme en question, sommet de brouillard s'il en est ? Lequel des ministres de l'Intérieur aujourd'hui en poste saurait produire une once de lumière sur ce sujet ? Lesquels d'ailleurs parmi les prétendus Roms s'affichent ainsi aux yeux du monde, "Roms" comme on revendiquerait une politique d'exception à cet endroit ? Dans une sobre et précise tribune parue dans Libération le week-end dernier, Cyrille Lemieux apporte un argument on ne peut plus élémentaire : aux défenseurs comme aux détracteurs des Roms, leur apprendre que l'altération des identités a, qu'on le veuille ou non, déjà eu lieu (lire ici). Dans un entretien paru dans Médiapart le 9 juillet dernier, l'anthropologue Michel Agier d'avancer quelques éléments supplémentaires au sujet de ce processus de réification d'une identité fantasmée :
Dans le contexte de la mondialisation, les Roms, ou plutôt ceux qui sont désignés comme tels, sont utiles au pouvoir. Au moment où les Etats-nations périclitent, où la crise économique fragilise les sociétés occidentales, les gouvernants ont besoin de ce nom pour créer un dehors. Ils ont besoin de faire croire à leur altérité absolue, de les constituer en étranger ennemi, pour faire exister leurs frontières. Expulser des Roms est une manière de produire de la nationalité, tout comme expulser des Afghans ou reconduire à la frontière des migrants venus d'Afrique.
Et le directeur de recherche de l'EHESS, collaborateur du Laboratoire d'anthropologie urbaine, auteur ces dernières années de "Je me suis réfugié là", ou encore de "La condition cosmopolite" (lire ici), de poursuivre :
Il est intéressant de noter que l'on a cessé de parler de bidonville, pour parler de campement rom. La notion de bidonville inclut la reconnaissance d'être dans la ville, son usage met en évidence la responsabilité des pouvoirs urbains et politiques. Avec le camp, on bascule dans l'exception. Outre son poids historique évident, ce terme place les personnes qui y vivent en dehors de la ville, de la responsabilité urbaine.
Avec les membres du PEROU, nous nous sommes employés à faire pencher le bidonville vers la ville, à recoudre l'ici et l'ailleurs, travail au corps à corps que nous tenons comme un art sans doute parmi les plus incisifs de lutter contre l'aveuglement qui a cours. Ce notamment afin d'altérer les termes même d'une controverse comme routinisée, ne produisant que du désastre. Ce afin de créer, avec nos outils spécifiques, de nouvelles relations jusqu'à faire advenir l'hospitalité qui ne peut pas ne pas avoir lieu. Ce donc afin de faire "commune", à l'instar de ce qui aujourd'hui a lieu à Lampedusa, petite île dont les habitants, pouvions-nous lire dans la presse ces derniers jours, "irradient d'hospitalité". Voici qui ne fait qu'accentuer, par contraste, la noirceur des territoires que nous connaissons... D'ailleurs, si ni Ris-Orangis ni Grigny, ni même Paris, n'ont été proposées pour figurer au rang des postulants au Prix Nobel de la Paix, ça n'est pas le cas de cette île de pêcheurs italiens défendue à ce titre à la force d'une saisissante tribune parue dans Le Monde il y a quelques jours (à lire ici).
Echoués Place de la Bastille à Paris, été 2013. Photo : Marc Malik |
C'est que la politique de cécité n'est pas le seul fait d'un pouvoir global, et des stratégies nationales abjectes qu'aujourd'hui nous connaissons : à l'échelle locale, les pouvoirs constitués gagnent également à ce que cet aveuglement s'épaississe, permettant de refouler avec désinvolture, et de renvoyer ainsi les hommes et leurs questions à la responsabilité d'un autre toujours plus éloigné, comme si les pêcheurs italiens renvoyaient les Erythréens à la mer au prétexte qu'ils n'auraient pas vocation à s'insérer ici, ou qu'il s'agirait là d'un fardeau qu'il reviendrait à l'Etat ou l'Europe de "prendre en charge". Il en va ainsi des candidates à la Mairie de Paris : "Paris ne peut pas être un campement géant" selon l'une ; l'autre déplorant que "les Roms harcèlent les parisiens" ; l'une et l'autre préconisant que l'on expulse, et renvoie la question à un autre hypothétique, à un lointain responsable. Il en va ainsi de la position de la Mairie de Grigny qui, tout en s'autoproclamant juste parmi les justes, demande l'expulsion des familles du bidonville de Grigny non sans désigner l'Etat socialiste comme responsable du désastre, et donc responsable de sa résolution. Ainsi exige-t-on bien entendu que l'hospitalité soit faite, mais au-delà de ses propres frontières. Sur le sujet, nous avons d'ailleurs échangé une correspondance avec le Maire, correspondance dont le dernier épisode est reproduit ci-dessous.
Il y a les petites manoeuvres, non moins efficaces, celles minant également le terrain, faisant obstacle à toute forme d'action dérogeant aux lois de l'inhospitalité. Ainsi du travail laborieux d'un membre du Parti Communiste local, au demeurant fonctionnaire de la Communauté d'Agglomération des Lacs de l'Essonne, arpentant quotidiennement le terrain pour enfoncer dans l'impuissance celles et ceux qu'il nomme mécaniquement "nos amis Roms". Allié de la Mairie par des liens partisans confinant au sectarisme, reconnu comme tel - émissaire du souverain - par les familles qui de ce fait ne peuvent cesser de le respecter et de le craindre en même temps, celui-ci répète inlassablement combien le PEROU est dangereux, et combien laisser celui-ci intervenir sur le terrain de la Folie ferait se "fâcher" la Mairie qui, jure-t-il, les protège. Infantilisant comme il respire, le militant prêche et menace : un seul geste du PEROU et la Mairie expulsera comme en représailles !
Aux enfants, on cache les histoires scabreuses. Alors l'émissaire omet de raconter aux familles que c'est bien le souverain Maire de Grigny qui, le 12 juillet, leur faisait distribuer une assignation à comparaître devant le juge, exigeant des pelleteuses qu'elles nettoient le territoire des traces de leur existence. Tout était déjà écrit le 11 juillet, dans un improbable tract prétendument envoyé par les familles pour inviter les élus à une rencontre placée sous l'égide de la "solidarité". Là, on faisait dire aux "amis Roms" : "Nous savons que Grigny est une Commune qui connaît de grandes difficultés. Nous mesurons d'autant plus ce que vous faîtes pour nous". Formule on ne peut plus hilarante, si ce n'est affligeante, tant sur le terrain pas l'ombre d'un point d'eau, encore moins de quelque projet d'insertion que ce soit, n'était à ce jour repérable. Une phrase magistrale concluait l'affaire : "Nous nous faisons un devoir de tenir les lieux aussi propres que possible et de nous tenir correctement". Le lendemain, vendredi 12 juillet au petit matin, en convoquant les "amis Roms" devant la justice, ce sont les élus qui manifestement ne se tenaient pas correctement.
Puisqu'il ne maîtrise pas un brin la langue roumaine, l'ami des Roms si bienveillant à l'endroit de la Mairie de Grigny s'arme parfois d'un interprète patenté, jeune roumain habitant Viry-Châtillon et accessoirement employé par la Communauté d'agglomération dont il dirige les ressources humaines. Lors de régulières réunions prétendument faites pour informer, ce Roumain est chargé de déverser en langue maternelle des insanités sur le compte du PEROU. En l'entendant ainsi faire le samedi 5 octobre, la médiatrice du PEROU le prit à part pour lui demander comment il lui était possible de raconter de telles énormités. Pâle de honte, et s'excusant simultanément, le jeune homme de lui répondre : "Je répète ce que dit mon patron". Nulle vergogne pour servir la bonne cause ! A savoir : empêcher les membres du PEROU de faire ce qu'il y a à faire, de nettoyer et construire les sanitaires que les femmes en particulier s'autorisent de demander quand on leur donne la parole, d'oeuvrer enfin après avoir constaté le désoeuvrement organisé 6 mois durant ; empêcher ainsi de produire aux yeux du juge qui prochainement va statuer les preuves qu'un bidonville n'est pas fatalement la débâcle que l'on dit ; empêcher donc que la défense des familles s'organise de trop, empêcher alors que cette défense en vienne à convaincre le juge, à bloquer l'expulsion, et à conduire la Mairie à mettre en oeuvre, enfin, un véritable projet d'hospitalité.
La stratégie d'intimidation paie, comme le constatait effarée la médiatrice du PEROU : "Il manipule à souhait parce qu'il a compris une chose, cruciale et dramatique : que ça fait 5 siècles que ces familles ont peur". Effectivement : la peur était tant et si bien palpable ces jours derniers que nous avons pris la décision de ne rien mettre en oeuvre, et de nous consacrer à défendre les familles sur le terrain judiciaire. Un collectif d'architectes - Polyèdre, déjà intervenu sur le terrain de la Folie en juillet - ne s'est pas complètement fait à cette idée, tout comme Didier Galas et Vassili Silovic qui souhaitaient dans l'élan du nouveau chantier entamer une résidence théâtrale, tout comme les étudiants du DSA Risques majeurs de l'Ecole d'architecture de Paris Belleville. En leur nom, avec leurs propres moyens et méthodes, ceux-ci ont déployé une tente jeudi dernier, un "Atelier mobile" ayant pour fonction de permettre que soient dessinées, avec les familles finalement apaisées et heureuses qu'un chantier s'annonce tout de même, les transformations à venir. Alors renaissait l'idée de construire des douches, requête formulée et reformulée par les femmes notamment. Las : la propagande a repris de plus belle le lendemain matin, les familles ont été remises au pas sur le thème de la colère municipale, grandissante et immédiatement menaçante. En une heure, les hommes présents sur le terrain en venaient à formuler virilement qu'ils n'avaient surtout pas besoin de sanitaires. Ecoeurés, les architectes pliaient bagages et laissaient les familles seules avec leur "protecteur".
L'atelier mobile, éphémère s'il en est : sitôt monté, sitôt démonté. |
Ces petites manoeuvres pas moins que les grandes expliquent le désastre qui a aujourd'hui cours dans nos contrées. Les unes et les autres témoignent d'une violence protéiforme : violence d'Etat, colportée par chacun de nous et participant d'un "populisme liquide" tel que diagnostiqué par Raphaël Liogier dans Libération ce week-end (à lire ici) ; violence des relations quotidiennes telles que cliniquement analysées par Frantz Fanon, et en particulier violence de ces postures paternelles et protectrices consistant en la soumission des "damnés de la terre", en leur fixation au rang de colonisés. Analyser ce désastre, en déplier et exposer publiquement les logiques, est de notre responsabilité, nous chercheurs du PEROU et d'ailleurs qui avons entrepris de renouveler le répertoire des savoirs sur ce qui a lieu, en vue de frayer le chemin à d'autres réponses, à d'autres politiques. Pour ce faire nous travaillons notamment à la publication des savoirs que nous rapportons jour après jour de ces situations, et nous efforçons de les transmettre d'ores et déjà, comme en atteste la publication dans les pages "coups de coeur" du journal de la CGT d'un entretien titré "Construire plutôt que détruire", entretien donné au moment même où quelques émissaires du parti central s'activaient pour que l'on ne construise pas...
Ainsi travaillons-nous à nous équiper davantage, et ce en débattant également avec des personnes que nous tenons pour des éclaireurs, tels que Michel Agier que nous accueillons demain jeudi lors de notre Apérou bimensuel. Ainsi prolongerons-nous les rencontres entamées il y a quinze jours lors de la réception de nos amis d'Echelle Inconnue. Avec ces derniers, nous avions diagnostiqué l'entreprise belliqueuse que s'avère l'urbanisme contemporain : contrôler le territoire, le rendre impraticable à l'humanité débordante, et en dernier recours soumettre les hommes tant et si bien qu'ils abandonnent l'idée même qu'une révolte est possible. Grigny, dans le prolongement de Ris-Orangis, est un laboratoire malheureusement parfait de cette guerre là. Lampedusa est, pour nous-même, une île bien lointaine.