La pelleteuse qui, de source policière renouvelée encore aujourd'hui, s'approche de la Place de l'Ambassade n'est pas conduite par un chauffeur détenteur d'un permis CACES, mais par des représentations. Tout n'est que distance : le bidonville grouille aux confins de la ville. Tout n'est que silence : les personnes établies là portent un visage de pierre et de charbon. Rien ne nous relie, et nous attache, à ces êtres dont l'habitat parle pour eux, et nous raconte qu'ils ont basculé de l'autre côté de l'humanité. Ce ne sont pas les Roms qui font les bidonvilles, mais les bidonvilles qui font les Roms : dès lors que trois baraquements s'établissent en lisière, on s'exaspère de voir un "campement Rom" se fixer là ; dès lors que trois planches et une fumée noire qui s'en dégage cachent un foyer, l'oeil y perçoit le terrier d'un Rom, autre nom que l'on donne à ceux qui n'en ont pas. Ils habitent là, juste à côté, mais entre ces gens là et nous autres une distance infinie s'est creusée. Ce sont des lointains, que la pelleteuse rend à leur sort : elle les éloigne.
Inauguration de l'Ambassade, 22 décembre 2012. Photo : Aude Tincelin |
L'Ambassade s'est flanquée là comme un corps étranger au coeur du bidonville, autre corps étranger menaçant la ville qui souhaiterait s'en débarrasser, comme pour balayer un vague souvenir qui continue de lui coller à la peau. Car Ris-Orangis n'a sans doute pas manqué de baraquements constitués de matériaux hasardeux. Car nombre de très anciens Rissois, aïeux de maints élus, se sont sans doute chauffés au bois et ont vécu ici-même, en bordure de Seine, des modestes richesses des lisières. Cette fumée est si familière, infiltrée jusque dans les tissus de nos mémoires, qu'elle écoeure celles et ceux qui aujourd'hui ont conquis le chauffage indolore et qui, dans leur voiture familiale climatisée, tracent sur la Nationale 7 en direction des vacances ou du bureau. L'Ambassade s'est flanquée là comme un corps étranger afin de jouer le rôle d'intermédiaire entre ces parcours, de conduit entre ces destins, d'agencement entre ce qui se tourne le dos, d'agence. L'Ambassade du PEROU est précisément cela : une agence, une rotule visant à ce que se réarticulent des relations là où ne s'étendent que des silences, là où ne germe que de la violence. Ici ne fomentent pas des mafias, des réseaux de prostitution ou des armées de voleurs : la médiation policière manque son sujet. Ici ne croupissent pas des misérables, des démunis, des relégués ou des sans voix : la médiation compassionnelle manque son sujet. Ici résident des sujets, des femmes, des hommes, des enfants, des vieillards, de l'humanité plein pot, de la joie et des larmes.
Ambassade, 28 février 2013, Photo : Michela Guglielmi |
Nous avons débuté, un 22 décembre, en invitant les enfants des écoles voisines à rejoindre leurs camarades qui jamais ne les avaient invités chez eux. Didier Galas ouvrait ainsi l'Ambassade, tissant ce fil d'humanité. Parmi la foule : des parents d'élèves, des institutrices, des personnes qui jusque là étaient demeurées à distance. L'école s'est ainsi rapprochée, jusqu'à ce que d'autres enfants en prennent enfin le chemin, au mois de février. Nous avons poursuivi, dans la joie d'un chantier d'une chaleur inouïe : nous avons construit et dansé, et fait tant et si bien s'altérer nos identités que nous y sommes restés, devenus proches de ces lointains. Nous poursuivrons inlassablement, que la pelleteuse nous passe sur le corps ou pas : l'agence est bien là, ancrée dans nos têtes, et l'Ambassade est inviolable. Nous poursuivrons ainsi : en confectionnant à chacun un "curriculum vitae", cette ambassade de papier dont chacun a besoin pour se représenter auprès des autres, de nouveaux lointains. Pour raconter qui tu es, d'où tu viens, où tu vas. Pour raconter qu'on a des choses à se raconter. Nous entrons au travail aujourd'hui-même, outillés de nos savoir et savoir-faire d'artistes, photographes, auteurs, pour confectionner à chacune d'entre ces proches personnes les plus beaux CV du monde. Le 1e mai, nous leur offrirons ces outils, en version papier et sur clé USB. A partir du 1e mai, leurs histoires compilées en "cours de leurs vies" se dissémineront alors dans la ville entière. Où chacun fera sa vie, puisqu'il ne peut, et ne doit, en être autrement. N'en déplaise à la pelleteuse, forte mais impuissante. Nous ne sommes pas loin les uns des autres, nous ne sommes plus loin de notre objectif. Chacun pourra d'ailleurs en faire l'expérience demain en nous rejoignant dès 15h pour ramasser des oeufs Place de l'Ambassade (plan d'accès disponible dans la colonne de droite, PEROU // Informations pratiques). Ici, chacun pourra faire l'expérience de la distance effacée.
PS : Autre réjouissance à venir, ô combien réjouissante, la fête de sortie du livre photographique coordonné par Aude Tincelin et Jean-François Joly, dont les auteurs sont les habitants de la Place de l'Ambassade. Ci-dessous, le flyer annonçant la sortie ; dans la colonne de droite, quelques images sélectionnées parmi celles qui constitueront le corps de ce livre, comme un autre miroir, comme une autre médiation.