dimanche 23 juin 2013

Ce qui vient


A l'automne 1978, Michel Foucault publie un reportage dans le Corriere della sera sur l'Iran, le massacre du fameux "vendredi noir", l'agonie du régime du Shah, la révolution qui vient et bientôt l'emportera. En introduction aux quatre articles de ce reportage, le philosophe qui trois ans plus tôt a publié Surveiller et punir, écrit ces mots qui nous sont rapportés par l'antenne tourangelle du PEROU :
"Le monde contemporain fourmille d'idées qui naissent, s'agitent, disparaissent ou réapparaissent, et qui secouent les gens et les choses. Cela ne se produit pas seulement dans les cercles intellectuels ou dans les universités de l'Europe de l'Ouest, mais aussi à l'échelle du monde, et, notamment, chez des minorités à qui l'histoire jusqu'à présent n'avait guère donné l'habitude de parler ou de se faire entendre. Il y a plus d'idées sur la terre que ne l'imaginent les intellectuels. Et ces idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes, plus passionnées que ne le pensent les "politiques". Il faut assister à la naissance des idées et à l'explosion de leur force : non pas dans les livres qui les énoncent, mais dans les événements où leur force se manifeste, dans les luttes qui se mènent autour des idées, pour ou contre elles. Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde. Mais c'est parce que le monde a des idées (et parce qu'il en produit continuellement) qu'il n'est pas mené passivement par ceux qui le dirigent ou ceux qui voudraient lui enseigner ce qu'il faut penser une fois pour toutes".

C'est à l'affut de ce qui vient que nous nous sommes rapprochés du bidonville, ce lointain que d'aucuns souhaiteraient garder à distance de peur qu'il ne devienne trop réel. Non que le bidonville soit une forme d'avenir - est-il même une forme repérable, une catégorie si limpide que cela ? - mais parce qu'il est un impensé de la ville et, de ce fait, un lieu à partir duquel la penser de nouveau. Pour la faire, comme en contre-feu, et faire face ainsi à ce qui se défait sous nos yeux. Nous nous sommes donc rapprochés du bidonville des mois durant, et continuons notre chemin : la pelleteuse a tout détruit, sauf l'essentiel. Ainsi, ce dernier mois a vu des gestes et des paroles raffermir ce qui suture, coud et tisse, et rend solidaires les pièces que les transis de peur souhaiteraient garder désunies. Ainsi, le 3 juin, fidèles au soin que nous ne cessons de porter aux seuils, nous avons travaillé le chemin d'accès au bidonville de Grigny, boueux à souhait, et accompagné la plasticienne Joana Zimmermann dans son souhait de rapatrier là sa pièce qu'elle avait exposée à la Maison des Ensembles à Paris en mémoire de la Place de l'Ambassade : des palettes Europe enveloppées de couvertures de survie. Un sol, de nouveau, un pont d'or entre l'ici et l'ailleurs.


"C'était maintenant", Joana Zimmermann
Maison des ensembles, 20 mai 2013

Ici et maintenant, Terrain de la Folie
Grigny, 3 juin 2013

Ici et maintenant, Terrain de la Folie
Grigny, 3 juin 2013
Ici et maintenant, Terrain de la Folie
Grigny, 3 juin 2013

Ce seuil est quotidiennement arpenté depuis des semaines par des riverains qui poursuivent également le chemin entrepris à Ris-Orangis : procédures administratives, soins, dons, etc. Mais aussi par l'association de Rambo, professeur de boxe qui deux fois par semaine offre aux gamins un cours d'initiation sur le terrain de sport désaffecté qui jouxte le bidonville. Mais aussi par une conteuse qui est venue offrir des histoires du monde à ces mêmes enfants enchantés. La pelleteuse est bien faible face à ce qui se construit là, vrombissante et féroce, elle n'en demeure pas moins misérable, fondamentalement ridicule. Pilotée de telle ou telle manière, elle ne parviendra néanmoins pas à réduire en poussière cette "ville solidaire" - pléonasme ! - qui ici a lieu, comme le défend un entretien publié sur le site de la Comu - le repère des projets d'intérêt général - (à lire ici)


Atelier boxe, mai 2013

Atelier boxe, mai 2013
Atelier contes, mai 2013

Atelier contes, mai 2013

A Grigny, la Mairie poursuit son travail de dénégation, avançant à grands pas vers ses contradictions les plus vertigineuses. Jurant ô grand Dieu de ne jamais commander que l'on détruise, expulse, et méprise l'humanité qui ici a lieu, elle ne cesse néanmoins de laisser entendre qu'à la fin de l'été le désastre ne pourra pas ne pas avoir lieu. Pour cette Mairie communiste, à l'instar de ses voisins de bords sensiblement différents, l'enjeu consiste à préparer la destruction tout en s'assurant de ne pas être perçu comme responsable de cette ignominie. La stratégie est élémentaire : prouver que c'est de la responsabilité d'un autre. Pas bêtes, à quelques encablures des municipales, les communistes visent l'Etat socialiste et tenteront de l'accabler des causes du désastre ; l'Etat lui, on le sait, désigne la Roumanie et l'Europe à l'horizon. Un autre toujours plus loin, dont on prétend attendre un signe, un geste, une politique, nous déchargeant ici et maintenant de la nécessité d'en mettre une quelconque en oeuvre.

La lâcheté s'organise donc, et l'on freine des quatre fers pour domicilier les familles : le CCAS de Grigny ne répond plus, et d'un revers de main on renvoie les familles à leur errance en refusant de leur accorder une adresse, condition même de toute espèce de démarche parfois vitale comme l'obtention d'une aide médicale par exemple. Quant à la scolarisation des enfants, dont c'est une exigence légale, on se garde bien de l'organiser, souhaitant sans doute ne pas avoir à jeter les familles au moment même où les enfants devraient être accueillis pour une nouvelle rentrée. Quant à l'eau, pas une goutte ne vient jusque sur le terrain pourtant bordé par des massifs fleuris abondamment abreuvés. Quant à la question sanitaire, elle n'alarme plus tant que cela des agents municipaux qui juraient il y a quelques semaines s'en saisir : nous nous réjouissions lors du dernier billet de ce blog de voir que la veille opérée ici semblait conduire les pouvoirs publics à assurer le minimum ; la semaine dernière, les containers saturaient, d'invraisemblables odeurs s'en échappaient. Gageons donc que la reprise régulière de l'écriture de ce blog ait quelque effet positif sur cela...


18juin 2013

Les stratégies valent ce qu'elles valent, parfois terrifiantes de bêtise et de lâcheté à l'heure où tout devrait être employé pour construire et inventer. Certes, à Grigny comme ailleurs, aucune solution n'est disponible a priori, et rien n'est consigné dans les cahiers de l'administration qui permette de répondre à ce qui a lieu. Mais à Grigny comme ailleurs, des mondes s'inventent qu'on le veuille ou non, en lisière ou sur les bords, de l'autre côté des ponts tissés par celles et ceux qui ne suivent que leur désir de faire autrement la ville. Que les édiles locaux ne connaissent pas ce désir, on ne peut que le déplorer. Néanmoins, rien ne peut justifier qu'à notre tour nous attendions de ces autres un signe, un geste, une politique, nous déchargeant nous même d'en mettre une en oeuvre ici et maintenant. Ayant de la suite dans les idées, nous ne cesserons donc de suivre celles qui germent sur le terrain de la Folie, pour faire ce qu'il y a à faire. A savoir construire la ville qui vient. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire