dimanche 31 mars 2013

Nous ne sommes plus loin


La pelleteuse qui, de source policière renouvelée encore aujourd'hui, s'approche de la Place de l'Ambassade n'est pas conduite par un chauffeur détenteur d'un permis CACES, mais par des représentations. Tout n'est que distance : le bidonville grouille aux confins de la ville. Tout n'est que silence : les personnes établies là portent un visage de pierre et de charbon. Rien ne nous relie, et nous attache, à ces êtres dont l'habitat parle pour eux, et nous raconte qu'ils ont basculé de l'autre côté de l'humanité. Ce ne sont pas les Roms qui font les bidonvilles, mais les bidonvilles qui font les Roms : dès lors que trois baraquements s'établissent en lisière, on s'exaspère de voir un "campement Rom" se fixer là ; dès lors que trois planches et une fumée noire qui s'en dégage cachent un foyer, l'oeil y perçoit le terrier d'un Rom, autre nom que l'on donne à ceux qui n'en ont pas. Ils habitent là, juste à côté, mais entre ces gens là et nous autres une distance infinie s'est creusée. Ce sont des lointains, que la pelleteuse rend à leur sort : elle les éloigne.


Inauguration de l'Ambassade, 22 décembre 2012.
Photo : Aude Tincelin

L'Ambassade s'est flanquée là comme un corps étranger au coeur du bidonville, autre corps étranger menaçant la ville qui souhaiterait s'en débarrasser, comme pour balayer un vague souvenir qui continue de lui coller à la peau. Car Ris-Orangis n'a sans doute pas manqué de baraquements constitués de matériaux hasardeux. Car nombre de très anciens Rissois, aïeux de maints élus, se sont sans doute chauffés au bois et ont vécu ici-même, en bordure de Seine, des modestes richesses des lisières. Cette fumée est si familière, infiltrée jusque dans les tissus de nos mémoires, qu'elle écoeure celles et ceux qui aujourd'hui ont conquis le chauffage indolore et qui, dans leur voiture familiale climatisée, tracent sur la Nationale 7 en direction des vacances ou du bureau. L'Ambassade s'est flanquée là comme un corps étranger afin de jouer le rôle d'intermédiaire entre ces parcours, de conduit entre ces destins, d'agencement entre ce qui se tourne le dos, d'agence. L'Ambassade du PEROU est précisément cela : une agence, une rotule visant à ce que se réarticulent des relations là où ne s'étendent que des silences, là où ne germe que de la violence. Ici ne fomentent pas des mafias, des réseaux de prostitution ou des armées de voleurs : la médiation policière manque son sujet. Ici ne croupissent pas des misérables, des démunis, des relégués ou des sans voix : la médiation compassionnelle manque son sujet. Ici résident des sujets, des femmes, des hommes, des enfants, des vieillards, de l'humanité plein pot, de la joie et des larmes.


Ambassade, 28 février 2013, Photo : Michela Guglielmi

Nous avons débuté, un 22 décembre, en invitant les enfants des écoles voisines à rejoindre leurs camarades qui jamais ne les avaient invités chez eux. Didier Galas ouvrait ainsi l'Ambassade, tissant ce fil d'humanité. Parmi la foule : des parents d'élèves, des institutrices, des personnes qui jusque là étaient demeurées à distance. L'école s'est ainsi rapprochée, jusqu'à ce que d'autres enfants en prennent enfin le chemin, au mois de février. Nous avons poursuivi, dans la joie d'un chantier d'une chaleur inouïe : nous avons construit et dansé, et fait tant et si bien s'altérer nos identités que nous y sommes restés, devenus proches de ces lointains. Nous poursuivrons inlassablement, que la pelleteuse nous passe sur le corps ou pas : l'agence est bien là, ancrée dans nos têtes, et l'Ambassade est inviolable. Nous poursuivrons ainsi : en confectionnant à chacun un "curriculum vitae", cette ambassade de papier dont chacun a besoin pour se représenter auprès des autres, de nouveaux lointains. Pour raconter qui tu es, d'où tu viens, où tu vas. Pour raconter qu'on a des choses à se raconter. Nous entrons au travail aujourd'hui-même, outillés de nos savoir et savoir-faire d'artistes, photographes, auteurs, pour confectionner à chacune d'entre ces proches personnes les plus beaux CV du monde. Le 1e mai, nous leur offrirons ces outils, en version papier et sur clé USB. A partir du 1e mai, leurs histoires compilées en "cours de leurs vies" se dissémineront alors dans la ville entière. Où chacun fera sa vie, puisqu'il ne peut, et ne doit, en être autrement. N'en déplaise à la pelleteuse, forte mais impuissante. Nous ne sommes pas loin les uns des autres, nous ne sommes plus loin de notre objectif. Chacun pourra d'ailleurs en faire l'expérience demain en nous rejoignant dès 15h pour ramasser des oeufs Place de l'Ambassade (plan d'accès disponible dans la colonne de droite, PEROU // Informations pratiques). Ici, chacun pourra faire l'expérience de la distance effacée.

PS : Autre réjouissance à venir, ô combien réjouissante, la fête de sortie du livre photographique coordonné par Aude Tincelin et Jean-François Joly, dont les auteurs sont les habitants de la Place de l'Ambassade. Ci-dessous, le flyer annonçant la sortie ; dans la colonne de droite, quelques images sélectionnées parmi celles qui constitueront le corps de ce livre, comme un autre miroir, comme une autre médiation.








samedi 30 mars 2013

Frontière


Aujourd'hui, nous avons soigné la frontière entre la ville et le bidonville, altérant ainsi leur séparation, et poursuivant le but que nous nous sommes fixés depuis le début : prendre ici position pour créer l'articulation avec l'ailleurs, faire s'agencer ces deux corps pour qu'ils n'en constituent plus qu'un seul augmenté. La frontière que nous avons soignée aujourd'hui est un seuil. Le monde entier est invité à la franchir. Ici et maintenant, comme le chuchote l'Ambassade, nous avons les moyens d'accueillir toute la beauté du monde.

Lundi, en chocolat, nous chercherons des oeufs. C'est le monde entier que l'on souhaiterait rencontrer alors Place de l'Ambassade car, qu'on se le dise, nous aurons assez d'oeufs pour tout le monde. Puisque nous avons planté des fleurs sans doute, la police nationale est passée nous voir aujourd'hui. L'un des gradés nous a informés du fait que lundi, si nous avons l'intention de chercher des oeufs par ici, nous trouverons un arrêté municipal d'expulsion. Un lundi de Pâques, n'est ce pas merveilleux comme date pour annoncer aux familles que l'errance doit reprendre ? Il y a là sans doute une frontière, entre ceux qui envisagent cela et nous autres. Puisque nous sommes d'infatigables péruviens, nous continuons de croire que même cette frontière là peut s'altérer.









vendredi 29 mars 2013

Le silence est d'or


Comme les dents, le silence est d'or.

Sur les toits, l'expulsion aujourd'hui devait être criée, et l'arrêté publié. C'est ce qu'avaient promis les armées successives passées sur la Place depuis mardi : "Garde à vous, gare à vous, le pire arrive !". A la foule interloquée, un policier roumain d'ajouter : "Da da, le pire vous sera annoncé vendredi 29 mars". Et, comme en post-scriptum de leur démonstration de force qui s'avère un aveu d'impuissance à inventer ce qui doit l'être, l'hospitalité en tout premier lieu : "D'ailleurs, si vous pouviez débarrasser le plancher sans qu'on ait à se salir les mains, ça nous arrangerait". A l'arrivée, à l'issue de cette journée tendue, comme en suspension : la violence en sourdine, comme une trêve, un répit ; à moins qu'il ne s'agisse d'un printemps ?


Elles deux, merveilleuses, encore aujourd'hui
sans assurance d'un avenir parmi nous.
"Non insérables" ?


En attendant, pour faire de ce silence une conquête, nous avons occupé l'Ambassade. Là, nous avons accueilli les équipes de médiations venues annoncer à douze personnes leur intégration au sein de chantiers d'insertion. Quelques formalités administratives doivent s'ensuivre, mais la merveille est là, et vaut effectivement de l'or : une régularisation enfin, la sortie de cette merde là, pour Daniela, Dragomir, Stanza, Roméo, Vandana, Ion, et bien d'autres, et leurs enfants Dany, Fiorina, Alex, Sorina, et bien d'autres. La preuve est faite, ici même, à l'abris de l'Ambassade, mais aussi sous l'égide des pouvoirs publics ayant travaillé à la mise en place de cette réponse exemplaire  (Préfet, Conseil Général, Mairie), que les Roms n'ont pas vocation à retourner en Roumanie.

Bien des enfants et leurs parents restent aujourd'hui dans l'angoisse de l'expulsion, du grand vide qui la voisine, d'une obligation de quitter le territoire français (dite OQTF) et de ne plus rêver parmi nous, d'une nécessité d'errer de nouveau en bordures de nos nationales. Mais cette victoire d'aujourd'hui doit aussi devenir la leur. C'est ce à quoi nous nous emploierons les jours, semaines et mois à venir : ces familles ont vocation à rester parmi nous, en Europe où elles habitent.


Lui tout seul, inénarrable, encore aujourd'hui
sans l'assurance d'un avenir parmi nous.
"Non insérable" ?


jeudi 28 mars 2013

Lettre à Monsieur le Préfet






Lettre envoyée ce soir du jeudi 28 mars, et dont voici ci-dessous la reproduction :




Monsieur le Préfet, 



Par voie électronique, j’ai reçu ce jeudi soir une invitation en provenance de votre cabinet afin de «participer à la réunion relative à la situation en matière d’hébergement transitoire au profit notamment des 12 familles du campement de Ris-Orangis le mardi 2 avril prochain à 10h00». Vous savez combien l’association PEROU dont je coordonne les actions accueille avec le plus grand intérêt ce projet certainement exemplaire qui, à ces familles ne connaissant depuis des années que la mendicité et le bidonville, offre enfin l’espoir d’une citoyenneté européenne de plein droit, d’une intégration républicaine, et d’un avenir heureux parmi nous. Vous savez combien nous souhaitons soutenir cette initiative, lui donner ses meilleurs chances de réussite, et contribuer avec nos compétences à l’accompagnement des familles comme à leur installation dans des conditions enfin décentes. Tous nos efforts déployés depuis des mois sur ce bidonville, tout l’enthousiasme et la détermination que nous y avons investis, visaient et visent encore un tel horizon, vous n’en doutez pas. 


Vous n’êtes cependant pas sans savoir que, depuis mardi 26 mars, chaque jour qui passe voit défiler Place de l’Ambassade des dizaines de membres de forces de l’ordre. Vous n’êtes pas sans savoir qu’aux familles vivant ici, on souhaite ainsi porter l’information de l’imminence de leur «évacuation» : vendredi 29 mars leur dit-on, le Maire de Ris-Orangis publiera un arrêté d’expulsion qu’il aura pris soin de motiver pour «péril imminent» ; mardi 2 avril, leur explique-t-on, vous Monsieur le Préfet mettrez à exécution cet arrêté et l’on se chargera alors de procéder à leur expulsion. Ces campagnes d’information, vous vous en doutez bien, terrorisent les familles, et en premier lieu les enfants, dont certains deviendront peut-être sur notre sol d’éminents savants, artistes, hauts fonctionnaires, ou hommes politiques. Depuis le mardi 26 mars, tout semble de nouveau défait, l’espoir en tout premier lieu. A partir du mardi 2 avril, tout sera à refaire pour la majorité des personnes vivant aujourd’hui ici, et qui demain chercheront non loin un nouveau refuge comme nous le savons tous. 


Aussi, vous comprendrez aisément que ce mardi 2 avril ma place sera non à la Préfecture, mais auprès des familles : là, avec bien des compagnons de route du PEROU, nous nous efforcerons de les accompagner dans cette épreuve dont personne sans doute n’imagine la violence. Certes, étant donné que vous vous y êtes engagé, je ne peux encore abandonner l’espoir de voir la circulaire du 26 août pleinement appliquée. Je ne peux donc encore abandonner l’espoir de voir les acteurs publics aujourd’hui mobilisés proposer à chacune des familles, avant toute opération de destruction du bidonville, une réponse digne de ce nom, leur assurant la stabilité et l’insertion qu’elles appellent de leurs voeux, comme l’a souligné l’enquête sociale organisée par vos soins. Je ne peux donc encore abandonner l’espoir de vous voir refuser de mettre à exécution cet arrêté qui, en plus de faire obstacle au processus vertueux engagé sous votre responsabilité, demeure infondé en droit, comme vous ne pouvez manquer de le savoir. La coopération du PEROU auprès de vos services ne peut s’entendre que dans un état d’esprit positif, que dans un contexte apaisé, comme ce fut jusqu’à présent le cas. Mardi 2 avril, si vous veniez à effectivement exécuter cet arrêté injustifiable, nous ne saurons où trouver la paix, pas plus qu’un état d’esprit positif.


Je vous prie de bien vouloir accepter, Monsieur le Préfet, l’expression de mes sentiments les plus républicains.



Sébastien Thiéry

mercredi 27 mars 2013

Qui gouverne ?


Au centre, bien au centre, un condensé des idées qui gouvernent, qui s'échangent et se répandent. Il s'agit d'une vidéo postée sur le site de la Mairie de Vigneux-sur-Seine, dans une rubrique intitulée : "Roms : la mobilisation a gagné !". Rubrique consacrée à l'annonce de l'expulsion du bidonville mise en oeuvre il y a deux semaines, et évoquée dans un post précédent, à lire ici. Dans son contexte, la vidéo est visible ici.

Bien au dessus, et bien plus profondément, bien au delà en tout cas, le témoignage de ce qui s'invente (dois-je écrire "de ce qui s'inventait" ?) Place de l'Ambassade. En l'occurrence, il s'agit de deux vidéo réalisées par Joana Zimmermann à partir des ateliers de création plastique qu'elle propose le mercredi après-midi dans l'Ambassade. 

Théoriquement, le prochain atelier doit avoir lieu le mercredi 3 avril, lendemain du passage de la pelleteuse, comme l'ont encore annoncé aujourd'hui 50 CRS déployés sur le bidonville vers 17h30. Histoire de bien terroriser les familles, et de foutre quelques larmes au fond des yeux des gosses. Ce qui gouverne est cela, quelque chose comme une terreur. Nous avons donc rendez-vous avec elle mardi matin. 









mardi 26 mars 2013

Incroyable nouvelle !


Où il est conté qu'au regard de la seconde partie de la journée vécue Place de l'Ambassade, le pire se prépare. Où il est conté qu'au regard de la première partie de la journée, le meilleur s'envisage. Où il est conté qu'au regard de la première partie de la journée, les événements de la seconde sont au choix : surréalistes, ahurissants, incompréhensibles. Où il est conté que si le pire se précise effectivement, armés de notre détermination enthousiaste, nous mettrons évidemment tout en oeuvre pour y faire face. Où il est conté que, dans ce cas là, nous aurons besoin mardi matin de la détermination enthousiaste de chacun des lecteurs de ce blog, de chacun des voisins de la Place de l'Ambassade, de chacun des étrangers en leur propre pays qui ne se reconnaissent pas dans les coutumes politiques qui ont aujourd'hui cours, et suivant lesquelles mépriser ce qui s'invente, détruire ce qui s'élabore, balayer la Place de l'Ambassade et celles et ceux qui l'habitent pourraient faire office de "politique publique".  


La journée avait paisiblement débuté. Certes, dès 9h du matin, le parfum de l'exceptionnel enveloppait déjà les esprits : avec 17 adultes du bidonville, nous nous retrouvions dans une salle de la commune où une dizaine d'employeurs les attendait pour envisager leur recrutement dans le cadre de chantiers d'insertion. Fort de 8 années de galère sur le territoire français, dont 6 en Essonne, et 16 expulsions au compteur, Dragomir n'en revenait pas : enfin, pour une fois, opportunité lui était donnée de trouver un travail digne de ce nom, de vivre le plus simplement du monde ici-même, d'offrir à son épouse et ses trois incroyables filles un avenir de citoyens européens parmi nous. Les employeurs eux-mêmes en furent saisis, ne s'attendant pas à rencontrer tant d'enthousiasme et de désir. Un membre du cabinet du Président du Conseil Général fut même applaudi : une presque liesse pour signifier combien les perspectives de vie décente que cette matinée dessinait étaient, jusque là, hors de portée de la pensée de chacun. Mais tout exceptionnel qu'il fut, ce moment avait été préparé : depuis la veille nous en connaissions le menu, depuis quelques jours déjà nous nous attendions à en goûter le plaisir. Notre joie était donc réelle, mais contenue.

Contenir notre joie s'imposait d'autant plus qu'alentour, l'humeur était sombre et le paysage dévasté. A Ormoy, à quelques kilomètres de là, au moment même où l'on envisageait le meilleur avec Dragomir et 16 autres camarades de la Place de l'Ambassade, d'innombrables familles connaissaient l'effroi d'une nouvelle expulsion, l'errance invraisemblable, l'hébétude et la détresse. A quelques kilomètres de là, le pire avait lieu. Plus exactement : à des années lumières de là. Et le tout dans le silence le plus assommant de la presse, des élus, des indignés, et des autorités morales de ce pays. Comme si à Ormoy, sur le bidonville dit de Moulin-Galant, la vie n'avait été qu'un mirage, une lubie dont seuls quelques allumés pouvaient porter témoignage. Comme si, ici-même, rien ni personne n'avait existé. A Ris-Orangis, nous poursuivions notre conquête d'une existence, et rentrions dans le bidonville la victoire modeste, et surtout loin d'être acquise, et de surcroît encore à distance certaine de celles et de ceux qui n'avaient pas été sélectionnés pour ces premières candidatures, et que nous retrouvions alors.

Puis tout s'est précipité. Vers 15h, une bonne douzaine de gardiens de la paix se sont présentés à nous pour nous délivrer l'incroyable nouvelle : vendredi 29 mars, le Maire de Ris-Orangis publiera son arrêté d'évacuation ; le mardi 2 avril, sans doute à l'aube, la libération définitive de la Place de l'Ambassade aura lieu. A cet instant là, contenir notre joie nécessitait un effort surhumain. Enfin, après ces semaines et ces mois d'aventure commune, de doutes mais aussi d'espérance, une issue s'annonçait pour tous. Et quelle issue ! Certes, nous savions depuis quelques semaines maintenant combien les autorités s'étaient mobilisées autour de la Place de l'Ambassade : le Préfet souhaitait qu'ici même soit faite la démonstration d'une application pleine et entière de la circulaire du 26 août ; le Président du Conseil Général tenait à ce que l'on y prouve enfin qu'un avenir meilleur était possible pour ces populations tant et tant méprisées alentour ; le Maire proposait que son territoire accueille durablement un certain nombre de ces familles, et s'engageait ainsi sur un chemin on ne peut plus audacieux au coeur d'un paysage politique résolument frileux. Nous savions donc que les pouvoirs publics se mobilisaient, mais sincèrement, nous n'imaginions pas à quel point.

En moins d'une semaine donc, comme la circulaire l'indique, chacune des personnes va trouver une solution stable et une perspective d'insertion ; en moins d'une semaine, chacune des 34 familles dont le désir de s'installer en France a été relevé par l'enquête sociale diligentée ici-même fin février va pouvoir trouver un foyer, intermédiaire sans doute, mais durable, chauffé, raccordé à l'eau et l'électricité ; en moins d'une semaine, les enfants vont trouver une chambre à eux, un environnement où jouer et pouvoir ici-même, chez eux, inviter leurs camarades de classe. D'ailleurs, le Préfet qui avait fait injonction au Maire de scolariser les enfants trop longtemps refusés à l'Ecole de la République, va forcément veiller, malgré le tumulte nécessairement prodigieux que telle révolution va occasionner, à ce que les enfants ne perdent pas le fil si précieux de l'école. En quelques jours à peine, on va construire de nouveaux logements, forcément expérimentaux, pour donner à ces personnes d'occuper un temps interstitiel avant de rejoindre la ville, et le droit commun. En quelques jours à peine, on va régulariser ces candidats à l'insertion, et mettre définitivement en place les chantiers prévus depuis quelques semaines : celui de rénovation du patrimoine de Ris-Orangis envisagé par le Maire lui-même ; celui de la construction d'espaces d'habitats envisagés par le Préfet ; ceux, dans le diffus, proposés par l'association ARIES ; ceux apportés là par le Conseil Général. L'oeuvre est tellement immense que, bien que ne doutant pas de la détermination de chacun, nous avons peine à croire qu'un si radical changement soit pour maintenant.

Alors, vendredi, le jour même de la publication de l'arrêté par le Maire socialiste Stéphane Raffalli, nous publierons une lettre ouverte à François Hollande, Président socialiste de la République. Là, nous ne manquerons pas de souligner en quoi ce qui a lieu à Ris-Orangis éclaire d'un jour nouveau le socialisme en France en 2013, et donne un éclat tout singulier à ses promesses de campagne, à son désir de porter hautes les valeurs d'humanisme et de solidarité. Là, nous ne manquerons pas de souligner combien, dès la première année de sa mandature, l'Europe est considérée, et combien notre pays reconnaît à ce continent une histoire, des valeurs, et une destinée communes. Là, nous ne manquerons pas de porter témoignage de chacun des pas conquis à Ris-Orangis sur la bêtise et l'aveuglement, et nous lui rapporterons combien, à la lueur de cette semaine incroyable, les acteurs publics auront reconnu ce travail d'humanité. Là, nous lui proposerons de nous rejoindre dans l'Ambassade, et de nous faire partager son regard sur cette aventure et son dénouement.

Et nul besoin de souligner que, mardi matin, nous organiserons une immense fête. Plusieurs fanfares se disent d'ores et déjà disponibles, nous hésitons encore. Mais pour un événement de telle envergure, il nous faudra d'innombrables musiciens : avis aux amateurs ! Quoi qu'il en soit, dans la joie et l'allégresse, nous quitterons ce "délaissé de voirie" pour regarder vers la ville, et trouver le ou les terrains de nos nouveaux établissements. Le PEROU restera bien évidemment là, auprès des familles. L'Ambassade sera le plus naturellement du monde offerte au Maire de Ris-Orangis qui, à n'en pas douter, en fera le plus citoyen des usages.


PS : Au PEROU nous ne sommes pas racistes, ce qui nous fait volontiers accepter les pessimistes. Ceux-ci seront donc également les bienvenus mardi matin à l'aube : peut-être aurons-nous aussi besoin d'être nombreux...



lundi 25 mars 2013

Chaud froid


Il y a toujours, dans l'air de ce printemps qui prétend-on s'avance, un vent qui glace, la menace d'une expulsion toujours annoncée, malgré tout l'enthousiasme, malgré toutes les promesses. Aujourd'hui encore, vers 15h, deux uniformes ont traversé le bidonville en trombe, appareils photos au poing, jusqu'à tourner autour de l'Ambassade en promettant à tout vent que celle-ci, un jour très prochain, serait enfin détruite. On rapporte même que l'un des deux uniformes souriait ostensiblement. Pendant que l'autre, pour rééquilibrer les choses, serrait sa mâchoire aussi fortement que l'exercice en cours d'exécution le commandait sans doute à ses yeux.

C'est une drôle de politique que celle qui prend l'intimidation comme horizon. Quelqu'un, dans un bureau, la programme en tenant à peu près ce discours : "Messieurs, vous irez dans le bidonville de la Nationale 7 pour y semer un petit vent de panique". A l'heure où la Mairie, le Conseil Général et l'Etat réunis travaillent à inventer des réponses constructives, cette expédition est d'un goût douteux. Rien ne l'explique, rien ne la fonde, si l'on se place du côté de la raison. A moins que, sous l'uniforme, on déraisonne. Ou qu'un scabreux plaisir y palpite.


Dolari, quoi qu'il arrive

Quelques heures plus tôt, dans cette même ambassade, une délégation du Conseil Général avait pris ses quartiers. Là, on avait convié la population : parmi les chantiers d'insertion en cours d'être inventés, quelques uns se présentent immédiatement, et des places sont à prendre. Ainsi invitait-on 17 personnes exactement, sélectionnées par les soins du Conseil Général lui-même, à se rendre demain matin, à 9h, à des entretiens d'embauche. Le bidonville était traversé de joie, et d'amertume. De chaud et de froid. Nous sommes restés sur la place ensuite, à parler, et parler encore. Pour faire se mêler le chaud et le froid, et trouver un tiède somme toute agréable en cet hiver traînassant. Jusqu'à ce que, dans l'ambiance, nous installions nos extincteurs : pour que ça ne brûle pas et, en réduisant ainsi en cendres l'argument du péril imminent, pour que le moteur de la pelleteuse demeure froid.








Vendredi, nous recevions une lettre du Préfet. Chaleureuse somme toute. Il s'agissait de nous dire combien notre participation au travail de médiation était "important à conduire au profit de toutes les familles", et "plus particulièrement celles susceptibles de participer aux chantiers d'insertion". Nous pouvions ainsi apprécier qu'il était bien question, aux yeux de chacun, d'accompagner "toutes les familles". Nous pouvions ainsi apprécier le pluriel des "chantiers", et l'évocation de multiples réponses à venir. Cette lettre tombait à pic, alors que nous programmions deux jours plus tôt, lors d'un énième apéropérou, la mise en oeuvre d'un travail crucial : concevoir, pour chacun des adultes du bidonville, un curriculum vitae, riche de textes, d'images, de dessins témoignant de savoir, savoir-faire, compétences, désirs, plaisirs. Ainsi nous promettions-nous de créer un outil pour accompagner chacun aussi loin que notre action doit porter : au delà, bien au delà, de la boue et du parfum rance qui enveloppe un bidonville encroûté ; au delà, bien au delà, de ce qui n'a cessé d'être la perspective des familles jusque là. Le 1e mai, nous sommes-nous engagés, nous offrirons à chacun un CV extraordinaire, une ambassade de papier, un outil supplémentaire pour se présenter à, pour entrer en relation avec. Nous fêterons ainsi le travail, celui que nous faisons, celui que nous trouverons ce faisant.

En fin de journée, alors que la fraîcheur gagnait Ris-Orangis, nous nous sommes retrouvés dans une ambassade bondée pour la spectaculaire réunion du lundi soir, toujours rythmée par le punch de notre traductrice de classe internationale. Là, mêlés aux riverains, aux amis du PEROU, et aux curieux peut-être, les habitants prirent place et tinrent, haute, la parole. Le chaud et le froid ont été rapportés, discutés, travaillés. Puis, mille projets. Comme celui de Mathias Jud, artiste suisse, venu proposer d'installer un accès Internet au beau milieu du bidonville, son GLM présenté à la Gaité Lyrique en ce moment même (lire ici). Comme Cyrille Hannape, professeur d'architecture à l'école de Rennes, venu présenter les premières esquisses des projets que les étudiants viendront mettre en oeuvre la troisième semaine d'avril : un atelier de construction ; un lavoir augmenté de deux douches (voir l'image jointe). Il a aussi été question de la collaboration avec les compagnons d'Emmaüs, formidables d'opiniâtreté à nous accompagner, des cours de français en train de se développer au bidonville entier avec un nouveau créneau le samedi matin, des dons de dictionnaires par la MJC, des collaborations à venir avec Didier Galas bientôt en résidence au Théâtre de l'Agora, Scène Nationale d'Evry, et du formidable livre de Aude Tincelin et Jean-François Joly dont la sortie est programmée le 13 avril. Ce jour là, nous fêterons le printemps, dans la douceur retrouvée.


Construire au temps des dérèglements. Hypersituation.
Ecole Supérieure Nationale d'Architecture de Rennes
Pour le PEROU à Ris-Orangis


La soirée de l'Ambassade

Un ambassadeur en fin de soirée

lundi 18 mars 2013

Nul n'est censé ignorer la loi

"Les démantèlements de camps roms se poursuivront". Tel est le titre d'un entretien accordé par Manuel Valls, Ministre de l'Intérieur, au journal Le Parisien dans son édition du jeudi 14 mars. A l'Intérieur s'était forgé le style sarkozyste, si ce n'est la philosophie politique du futur Président de la République : désinvolture et emporte pièce. L'institution en charge du maintien de l'ordre républicain, si ce n'est du contrôle social, avait alors pris le visage de l'incontrôlé. Le garant de l'application de la loi, et bientôt du respect des institutions de la République tout entière, donnait à sa fonction une identité scabreuse, promesse de bien des involutions à venir.
Manifestement, l'actuel Ministre de l'Intérieur porte aujourd'hui les stigmates de cet héritage. Ses propos ne sont pas discutables, ils sont invraisemblables. La loi de la République ne connaît pas d'identité ethnique ou culturelle ; Manuel Valls nous apprend que les Roms ne "souhaitent pas s'intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles". Sur ce sujet précis, le Conseil d'Etat avait rappelé l'existence de l'article 1 de la Constitution à la mémoire du précédent Ministre de l'Intérieur, ce par le biais d'une décision prise le 7 avril 2011 à lire ici. La loi de la République ne saurait distinguer, parmi les citoyens européens, de sous catégorie impliquant quelque traitement différencié que ce soit ; Manuel Valls nous apprend que "les Roms ont vocation à rester en Roumanie, ou à y retourner". Des dizaines de milliers de Portugais, mais aussi Espagnols castillans comme catalans, tous immigrés économiques, ont franchi la frontière française en 2012 ; nul ne s'est inquiété semble-t-il de leur "vocation" pour quelque raison culturelle que ce soit. D'innombrables britanniques ont élu domicile en Dordogne depuis des lustres pour y vivre sans autre ressource que l'amour et l'eau fraîche ; aucun charter n'est à ce jour prévu pour les reconduire jusque sur le tarmac d'Heathrow.
Dans les colonnes du Parisien, puis du Figaro le lendemain, s'expose ce que les journalistes qualifient de "politique de fermeté". C'est se méprendre : la fermeté, du point de vue de la République, c'est faire s'appliquer la loi, toute la loi, rien que la loi. Aujourd'hui, suivant la doctrine d'un Ministère de l'Intérieur abandonné à l'incontrôlé, c'est une politique de laxisme qui s'annonce, sourde et aveugle à la loi, contraire à ses fondements même.

La veille de la publication de cet entretien vertigineux, le Préfet de l'Essonne recevait le PEROU dans le cadre d'une réunion de travail réunissant notamment les services du Conseil Général de l'Essonne et de la Mairie de Ris-Orangis, mais aussi des responsables de l'association ARIES dont l'objet est le développement de projets d'insertion professionnelle. Le Préfet en rappelait d'emblée le cadre : la mise en application, à Ris-Orangis, de la circulaire du 26 août 2012 "relative à l'anticipation et à l'accompagnement des opérations d'évacuation des campements illicites" (pour mémoire, le texte de la circulaire est à lire ici). La réunion débutait par un exposé des résultats de l'enquête sociale conduite le 20 février, où l'on soulignait la qualité des installations mises en oeuvre par le PEROU, et même la singulière qualité des baraquements sur lesquels nous ne sommes pas directement intervenus. La réunion se poursuivait sur le thème de la mise en oeuvre d'un ou plusieurs projets d'insertion à destination de "12 familles au moins", ceci signifiant leur régularisation et leur inscription dans le durée sur le territoire de Ris-Orangis à travers un projet d'habitat temporaire à mettre en oeuvre ailleurs qu'en bordure de la Nationale 7. Suivre ces perspectives tracées par le Préfet c'est contribuer à ce que démonstration soit faite que les Roms n'ont pas de vocation à errer en raison de leur culture, mais le désir de construire leur vie parmi nous en tant que citoyens européens. C'est la raison pour laquelle le PEROU s'est affirmé convaincu de la justesse d'une telle initiative, et déterminé à accompagner les pouvoirs publics dans sa réalisation. Ces positions ont été rappelées au Préfet dans une lettre qui lui a été aujourd'hui adressée, lettre insistant sur la disponibilité du PEROU dans la perspective de contribuer à la mise en oeuvre très concrète de ce projet.
Nul n'est censé ignorer que la circulaire exige que des réponses de cet acabit, visant la "stabilisation" de chacune des personnes en vue de leur "insertion" soient inventées. Sa pleine application impose donc que pour la trentaine de familles a priori non concernées par le chantier dont il était question mercredi, d'autres réponses aussi ambitieuses que cela soient inventées, et ce avec tout l'engagement du PEROU que cela peut nécessiter. Puisque nous sommes attachés à chacune des personnes avec lesquelles nous avons construit la Place de l'Ambassade, et puisque nous sommes attachés à la lettre des lois de la République, nous veillerons à ce que chacun quitte le terrain en direction d'un avenir assurément meilleur. Nul ne peut douter que le Préfet en est convaincu, et lui-même déterminé à suivre cet horizon là.

Le Maire lui-même n'est pas censé ignorer la loi, ni bien évidemment notre détermination. Or deux éléments continuent de nous inquiéter sérieusement, et de nous faire douter de ceci comme de cela. D'une part, le Préfet a rappelé que la Place de l'Ambassade devait être rayée de la carte d'ici la fin du mois de mars, ceci en raison de la position ferme du Maire sur le sujet. Accéder à ce voeu municipal, c'est fatalement faire obstacle à la pleine application de la circulaire du 26 août : la mise en oeuvre du chantier d'insertion, de l'habitat temporaire pour 12 familles, et a fortiori de réponses favorisant la stabilisation et l'insertion des autres familles, nécessite tout autant de détermination que de patience. Le calendrier que souhaiterait imposer le Maire n'est donc pas seulement invraisemblable : il condamne de fait tous les acteurs publics à se retrouver hors la loi.
D'autre part, le Maire souhaite justifier l'expulsion rapide du bidonville en raison d'un "péril imminent" qui menacerait les personnes. Le Préfet, responsable de la mise en application d'un tel arrêté, n'est pas censé ignorer qu'une telle procédure nécessite, pour être engagée, quelques conditions de forme comme de fond. En tout premier lieu, tout arrêté de péril imminent doit être précédé d'un rapport d'expertise judiciaire sollicité auprès du Tribunal Administratif, et concluant à l'existence d'un péril grave et imminent. En second lieu, comme nous l'avons déjà exposé dans deux billets sur ce blog, l'un datant du 21 février (à lire ici), l'autre datant du 9 décembre (à lire ici), un arrêté de péril s'entend en droit positif au regard de l'article L.511.1 et suivant du Code de la Construction et de l'Urbanisme. Plus précisément, le danger pouvant justifier telle procédure doit émaner d'un édifice, c'est à dire "d'une construction de toute nature élevée au-dessus de la terre"(CA Paris, 26 novembre 1946 - JCP.G.1947 II). De plus, la cause du danger doit résider dans la construction elle-même, et ne peut lui être extérieure : l'édifice doit menacer ruine, et le passage d'un cours d'eau non sécurisé devant un édifice bien portant ne saurait justifier, c'est une évidence, quelque évacuation que ce soit. Ceci nous conduit vers un troisième et dernier considérant : quand bien même un édifice menacerait-il ruine ou de prendre feu sur le bidonville, la proportionnalité de la réponse, principe fondamental en droit public, implique que les mesures effectivement prises soient les moins lourdes, coûteuses, et dévastatrices pour les personnes d'entre toutes. Or, nous nous efforçons depuis notre arrivée de répondre terme à terme aux dangers qui se présentent sur le bidonville et finissons aujourd'hui par exemple de mettre en étanchéité le réseau électrique et d'équiper le bidonville en extincteurs. Nul n'est censé ignorer que de telles réponses s'avèrent plus appropriées, et moins disproportionnées, que l'expulsion dans 10 jours des familles n'ayant, dans ces délais, aucune chance d'accéder à ce que la loi impose : un avenir digne non seulement des être humains dont il s'agit, mais encore des citoyens européens qu'ils s'avèrent.

Pour l'heure, nous ne pouvons croire que ce qui a été engagé avec les familles, puis élaboré avec les pouvoirs publics, se trouve anéanti pour des raisons dépassant tant l'entendement que le strict cadre de la loi. Il ne peut y avoir d'autre issue qu'heureuse, ce que la loi n'ignore pas.



Ici, l'Ambassade ne menace pas ruine : elle promet
la construction d'un avenir pour chacun.


mardi 12 mars 2013

Enquête sociale

Auprès des "exclus", "démunis", "sans toit / domicile / abri", on s'efforce de conduire une "enquête sociale" afin de "trouver une solution". C'est ce qui se fait de mieux, auprès donc des plus chanceux. Car beaucoup ne connaissent que l'enquête policière, et l'intervention qui la prolonge, nommée "expulsion", "évacuation", ou encore "démantèlement". Il convient donc de se réjouir de l'organisation d'une enquête sociale qui, statuant sur les "problématiques" des personnes, contribue à l'orientation de celles-ci vers des "dispositifs adaptés". La circulaire interministérielle du 26 août 2012 détaille le contenu et le sens de ce travail social qui doit précéder toute évacuation de bidonville : évaluation de la situation, dès l'installation, par les services municipaux ; diagnostic personnalisé ensuite, conduit par des spécialistes des questions sanitaires et sociales ; accompagnement des personnes vers des solutions enfin - de soin, d'emploi, d'hébergement ou de logement -. Ainsi s'agit-il, soulignent les auteurs ministériels du texte, de "stabiliser les personnes pour favoriser leur insertion". Au regard de ce qui aujourd'hui a cours, la loi au style pourtant aride se lit telle une fable, un traité de Thomas More, une utopie.

Auprès de nous autres, moins "exclus", pas vraiment "démunis", jamais une enquête de ce genre là n'est conduite. Aucun travailleur social ne s'empare de notre "problématique" : notre "vie sociale", pourtant criblée de mille problèmes, s'avère le seul agent de notre "stabilisation", et d'ailleurs la preuve même de notre "insertion". Pleurant avec, faisant l'amour avec, construisant avec, sortant avec, mangeant avec, dialoguant avec, dansant avec, déambulant avec, nous inventons ce qui doit l'être pour vivre avec. Au pauvre, on administre une enquête puis une solution comme s'il était seul au monde : dans son parcours ainsi décrit, hormis des spécialistes ès ses problématiques, n'apparaît personne avec qui inventer sa vie. Son carton raconte combien est intégrée sa condition de naufragé : y est écrit "une pièce pour vivre", et non pas "une pièce pour vivre avec vous". On lui offre effectivement une pièce afin qu'il s'en aille vivre ailleurs. On lui cherche effectivement une "solution" pour qu'il disparaisse.

A Ris-Orangis, nous sommes ravis que la Préfecture ait mis en oeuvre une enquête sociale. C'est, suite à un certain nombre de discussions entre les acteurs public concernés - Maire, Président du Conseil Général, Préfet -, ce qui aura été préféré à ce qui se fait de pire de nos jours, à ce qui menaçait le bidonville de Ris-Orangis comme tous les autres lorsque nous avons débuté la construction de l'Ambassade du PEROU. Cette enquête a eu lieu le 20 février, prise en charge par douze travailleurs sociaux. Demain, mercredi 13 mars, le PEROU est convié au rendu de cette enquête. A partir de là seront inventées des solutions pour chacune des personnes, solutions contribuant à "stabiliser" celles-ci et, ce faisant, à "favoriser leur insertion". Il en sera ainsi puisque le texte l'exige.

Nous sommes ravis de cette initiative du Préfet, mais un peu plus pessimistes que lui : les choses sont peut-être plus complexes que cela. Après des dizaines d'expulsions manu militari, quelques nuitées parfois en hôtels dits "sociaux" - nom donné à des hôtels innommables -, des heures d'errance avec gosses et bagages sur le dos, des retours en Roumanie suivis de retours en France suivis de retours en Roumanie suivis de retours en France, des insultes et du mépris plus que la raison ne peut en prendre la mesure, des années sans école et sans papier, une journée d'enquête et une ou deux tables ronde entre experts risquent de ne pas suffire pour garantir "stabilité" et "insertion".
En même temps, les choses sont peut-être plus simples que cela : vivant avec celles et ceux qui vivent Place de l'Ambassade, partageant l'ordinaire comme l'extraordinaire de leur quotidien, le ramassage des ordures comme la fête avec Israël Galvan, la maladie du gosse comme la folie de ses dessins, l'angoisse des grands parents comme la musique de leur violon, la construction de l'Ambassade comme le périple au supermarché du coin, la joie, les engueulades, les photos, les danses, et la bouffe, nous portons avec nous mille et une histoire de vies à venir. En outre, voyant venir jusqu'ici une amie pour donner un cours d'alphabétisation, un voisin pour offrir un sac de vêtements, un cousin pour se soucier de la maladie du gosse, une voisine pour partager un café avec les grands parents, de plus en plus de Rissoises et Rissois pour prendre part aux réunions du lundi soir, rire chanter et danser à chacune des fêtes que nous organisons, nous tirons les fils de ces histoires de vies à venir jusqu'à celles et ceux qui, alentour, ne demandent qu'à les accueillir. Il en va ainsi de Cécile, collégienne de Ris-Orangis qui a filmé le concert donné le 7 mars par Miléna Kartowski et Eva Salina Primack afin de porter témoignage, auprès de ses camarades de classe, de l'humanité qui fait lieu (sa vidéo est à voir ici). Ainsi se tissent des relations - affectives, économiques, amoureuses, orageuses, d'intérêt, de service, etc - et s'invente un avenir, s'imaginent des à-venir.

C'est sur ce fond là que des réponses a priori inimaginables non seulement peuvent, mais doivent s'inventer. C'est dans l'épaisseur de cette "vie avec", qui s'avère l'horizon que chacun d'entre nous poursuit, que tout travailleur social devrait être invité à plonger pour inventer la vie d'un autre, qui ne pourra manquer d'être aussi un peu la sienne. Les travailleurs sociaux sont venus nous rendre visite un jour, et nous en sommes ravis. Nous les invitons désormais à venir vivre avec nous les semaines à venir, à partager l'ordinaire et l'extraordinaire de notre quotidien, à inventer avec nous, dans l'espace et le temps de vie que nous avons créés, un chemin enfin sûr conduisant nos voisins, leurs voisins, du bidonville jusqu'à la ville.



PS : Aude Tincelin et Jean-François Joly, photographes, m'envoient à l'instant un courrier, témoignage de ce "chantier social" qui est le nôtre : la vie avec, celle qui invente et s'invente. Pour comprendre ce que ces photographes trament parmi nous, avec le soutien du BAL et de nombreux anonymes, lire ici ; pour découvrir le fruit de leur travail, rendez-vous le samedi 13 avril dans l'Ambassade ; pour lire leur courrier, et voir les deux images jointes à celui-ci, c'est ci-dessous :



Il neige aujourd'hui. Nous ne pouvons pas aller à Ris Orangis montrer la première sélection que nous voulons proposer aux habitants des images qu'ils ont faites.

Nous avons 2800 images sur notre ordinateur et 1900€ sur le compte de l'association qui coordonne le financement du livre photographique à paraître en avril.

Et en attendant que le RER D circule de nouveau, en espérant que les auteurs des photographies n'ont pas trop froid dans leurs cabanes, je me dis que, lorsque le cadre est juste, la force de fabrique collective peut nous emporter plus vite que nous n'aurions jamais espéré. Et si le cadre présent est juste, c'est qu'il ose des récits différents, qu'il n'a pas peur de fabriquer des objets, des chronologies, de tisser des liens au risque de l'autre et que cela seul ouvre des territoires entiers d'exploration et de réinvention collectives.

Si tout se passe comme le veut notre petite histoire collective, le livre, La Place, Nationale 7, Ris Orangis, par Adi Covaci, Anghel Covaci, Dana Covaci, Daniela Covaci, Florin Covaci, Ghorghe Covaci, Medalion Covaci, Monica Covaci, Gheorghe Covaci, Roméo Covaci, Sorin Covaci, Sorin Covaci, Leuntin Siveio, Pedru Stanca et Zena Stanca sortira le 13 avril et l'on fêtera cela fort.

Jean-François Joly et Aude Tincelin



Photo : Adi Covaci

Photo : Monica Covaci

dimanche 10 mars 2013

Debout

Vigneux-sur-Seine s'étend entre la Seine et la forêt de Sénart, à une dizaine de kilomètres au nord de Ris-Orangis. Quelques châteaux, quelques Grands Ensembles (dont la fameuse Croix Blanche), et un bidonville occupé par près de 400 personnes qui, le 28 janvier dernier, a défrayé la chronique. En dépit d'un "état d'insalubrité innommable" jure la journaliste qui couvre alors l'événement, Nicolas Dupont-Aignan député "Debout la République", a fait jusque là le déplacement pour pointer de son doigt souverainiste "le fruit de la bonne conscience et de la fausse générosité". Historien devant l'Eternel, le député de conclure : "C'est le retour au Moyen-Age".

Son hôte, le Maire UMP de Vigneux-sur-Seine Serge Poinsot, acquiesce face caméra, emmitouflé et grimaçant. La Communauté d'Agglomération Sénart Val-de-Seine, propriétaire des lieux, avait obtenu du Tribunal de Grande Instance d'Evry une ordonnance d'expulsion datée du 5 octobre 2012. Trois mois devaient s'écouler avant la totale évacuation des lieux, avait assorti de sa décision le juge, ceci pour permettre de "trouver une solution de relogement" comme ils disent. S'alarmant bruyamment de la non exécution de cet arrêté par le Préfet, le Maire s'épanche : "Les gens veulent se réunir, comme à Marseille, en petite milice, pour faire le ménage eux-mêmes. Donc on essaie quand même, le député et moi-même, de calmer le jeu pour éviter ce genre de choses".

Avant que l'on ait le temps de se demander en quoi cette mise en scène contribue, ou non, à cette si noble ambition de calmer les esprits, le Maire de s'exclamer : "Le Préfet, que fait-il ?". Voilà qui s'entend bien : le laxisme en plus haut lieu, ce lâché prise par l'Etat, laisse revenir à nous les vagues moyen-âgeuses, la boue et les larcins, les excréments et la violence. Face à l'abandon, abandonné lui-même, le bon peuple d'ici bas entend bien se ressaisir et, à grands coups de fermeté retrouvée, faire place nette à la moderne dignité, hygiénique à souhait. (Avec les images, c'est ici)

En novembre 2012, le Maire de Vigneux-Sur-Seine, alors seul dans ses bureaux, avait offert un autre fond de sa pensée à un journaliste de Téléssonne (voir ici). "Imaginez 400 latrines" s'indignait-il pour désigner l'objet de son couroux, avant d'exposer à la caméra une pétition que de son propre chef il venait d'adresser au Préfet, pétition titrée : "Vigneux n'est pas une décharge !". Serge Poinsot de menacer alors : "L'Etat a intérêt à prendre ses dispositions rapidement, parce que sinon moi je vais en prendre d'autres, et je vais laisser faire comme à Marseille, les riverains se débrouilleront, je les aiderai aussi, à virer les Roms".
Voilà qui s'entend mieux : ça n'est pas un ressaisissement qui conduit le bon peuple à "virer les Roms", mais son propre relâchement, le "laisser faire" du premier magistrat ne rechignant pas à l'idée de s'y laisser aller, la débrouille et le sauve-qui-peut, la République plus bas que terre, dans la fange et la boue. L'irresponsabilité fière d'elle-même, l'abandon de tout. Sans doute quelque chose comme "le Moyen-Âge" selon la vision que peut en avoir l'atterrant député Dupont-Aignan.

Demain lundi 12 mars à l'aube, les forces de l'ordre de cette République là, en état d'ivresse, assaillie de vertiges, vont effectivement "virer les Roms" de Vigneux-sur-Seine. Telle est l'information donnée aux habitants la semaine dernière. Les femmes enceintes et celles avec des enfants de moins de 3 ans, responsabilité du Conseil Général au titre de "l'Aide Sociale à l'Enfance", trouveront demain soir un hébergement. Leurs conjoints, comme le restant de cette foule jetée sur le chemin boueux d'en face, devront trouver une solution par leurs propres moyens, "par le numéro d'appel d'urgence le 115", suggère-t-on dans les administrations concernées qui feignent d'y croire. Certes, les personnes en grande vulnérabilité médicale bénéficieront d'un hébergement d'une semaine à 10 jours, "au cas par cas". Parce que la débandade politique érigée en morale de gouvernement sait se parer de formules singeant la responsabilité, et complètement avachie, étalée de tout son long, la République croit apparaître ainsi en position debout. La farce vaut cher : on déploiera d'innombrables CRS pour faire peur ; une belle pelleteuse pleine de vacarme pour tout anéantir ; un gros charter pour reconduire la moitié de ces personnes en Roumanie où, selon le Ministre de l'Intérieur, elles ont "vocation" à rester ; des chambres en hôtels dits "sociaux" à 2500 euros / mois pour quelques autres "privilégiées"; et du désastre à la pelle que les services sanitaires et sociaux alentours devront traiter dans l'urgence. Effondrée, la République coûte un bras au contribuable. Cerise sur le gâteau avarié, déposée par l'inénarrable Serge Poinsot lors de son entretien avec le journaliste de Telessonne : il faudra plus de 100 000 euros pour remettre le terrain en état. Et en matière de gros sous, le premier magistrat en connaît un rayon selon quelques enquêtes publiées par Médiapart ces derniers temps... (lire entre autres ici, l'article publié le 8 mars et titré : "Corruption en Essonne : un maire UMP et le groupe Icade soupçonnés" avec, en médaillon, l'image de ce Serge Poinsot)

A 10 km de ce spectacle d'un "Etat d'insalubrité innommable", avec un "E" majuscule, nous poursuivrons demain notre ouvrage, minutieux et titanesque, "responsable" ô combien : puisque les rats menaçaient, nous avons lancé une campagne de dératisation mercredi et chaque semaine pendant un mois, reviendront les équipes pour faire effectivement "place nette" ; puisque les latrines débordaient ici comme ailleurs, nous avons lancé notre chantier de toilettes sèches en janvier et le reprenons les jours prochains jusqu'à jalonner le terrain d'une trentaine de "dents en or", l'équivalent d'un dentier à quelques unités près ; puisque le feu menace, nous finalisons mardi et mercredi la mise à plat du circuit électrique, le raccordement d'un deuxième groupe électrogène offert par le rabbin de Ris-Orangis, la mise en étanchéité des prises et des raccordements, et l'installation de trois extincteurs dans le bidonville ; puisque l'eau manque, et que les personnes traversent encore quotidiennement la Nationale 7 pour s'approvisionner, nous mettons en place avec le soutien de la Croix Rouge un ravitaillement du bidonville dans les jours prochains.
Puisque l'abandon est généralisé, nous nous efforçons de rester debout, de marcher ensemble, de danser souverainement, et d'inventer à partir d'ici un ailleurs sans commune mesure avec ce qu'à Vigneux-sur-Seine demain on va offrir aux familles : l'inhabitable. Puisque le pire ne cesse d'être envisagé, nous nous efforçons de résister à ce pire en créant du meilleur, et de contaminer par la joie ce qui alentour s'expose dévasté, ce que souligne Michel Butel dans l'édito du numéro 11 de L'Impossible, aujourd'hui en kiosques, en souhaitant que "grâce" nous soit rendue "d'avoir inventé un pays libre au coeur d'un pays enchaîné, d'avoir ajouté le Pérou sur la carte de la France, d'avoir invité la joie à Ris-Orangis, la joie, la vie de notre monde". C'est que la joie s'y trouve bel et bien, au fond des yeux de ces femmes et de ces hommes debout.



Deux parmi les 10 toilettes sèches installées sur le terrain
dites "dents en or" pour faire couleur locale.






Mise à plat du circuit électrique
Chantier coordonné par Charlotte Cauwer



vendredi 8 mars 2013

Place forte

Hier, Place de l'Ambassade, des chants sans frontière ont éclaté, et repoussé au loin la violence sans nom qui ne cesse de menacer. En images, des témoignages de ce front merveilleux.





Photos : Jean-Pierre Le Hen
















Photos : Joana Zimmermann

mercredi 6 mars 2013

Avec Miléna Kartowski et Eva Salina Primack, face à l'inimaginable


Hier mardi 5 mars, à 6h passées de quelques minutes, une déferlante : une dizaine de paires de godillots frappent le sol, moitié moins de poignes molestent les baraques à l'envi, des voix viriles à souhait hurlent "contrôle !". On imagine les gosses, la poitrine serrée par ce réveil tonitruant. On imagine les parents, la secousse, le tremblement. En fait, on n'imagine sans doute pas : c'est certainement inimaginable.

Le périple de cet escadron aussi dégueulasse qu'inutile, flanqué des insignes de la Police Nationale, se prolonge une demie-heure. Le temps de dénombrer, compter, décompter, puisqu'il est de coutume en ces affaires de raisonner en chiffres non en humanité. Le temps d'humilier autant que la situation le permet sans nul doute, la belle voix pleine d'assurance d'un côté, le silence prostré de l'autre. Le temps de forcer la porte de chez Marius et, symptôme de l'ivresse générale mon Général, celle de l'Ambassade. Le temps de jouer au foot, non sans verser dans le rire gras, avec les containers d'eau installés au fond du bidonville, containers en attente de ravitaillement, ce que nous promet la Croix Rouge, ce qu'exige la situation : ce même jour, la borne à incendie où les familles se ravitaillaient a été condamnée.

Aujourd'hui, une jeune femme habitant face à chez Marius a été attrapée par la même Police Nationale sur un quai de la Gare du Nord. Elle y fait quotidiennement la manche, aussi discrètement qu'elle le peut, mais aussi systématiquement qu'elle le doit : son mari, ferrailleur, n'a plus de véhicule pour travailler ; ses deux fils, l'un de 3 ans l'autre de 12 mois, ont faim. Elle nourrit le dernier au sein. Hélas pour le gamin, ce soir elle est retenue en garde à vue. Demain sans doute sera-t-elle renvoyée en Roumanie. Deux fois hélas. En moins de 48 heures, la Police Nationale lui aura appris l'enfer.

Demain jeudi 7 mars, parce que c'est notre arme, nous ferons la fête Place de l'Ambassade. Voisinant l'enfer, foulant le sol piétiné par les soldats d'hier, Miléna Kartowski et Eva Salina Primack entamerons leur tournée européenne ici-même. Devant le rabbin de Ris-Orangis et les compagnons d'Emmaüs réunis, devant nous tous, à portée de voix de cette mère humiliée, elles interpréteront à partir de 16h30 des chants de femmes traditionnels Yiddish et Roms. Deux voix qui se répondent, faisant face à l'inimaginable.