vendredi 26 juillet 2013

Faire savoir


Nous nous sommes aventurés jusqu'à Ris-Orangis forts d'un mépris souverain pour la plupart des savoirs constitués, qu'ils relèvent du gloubi-boulga d'anthropologie de bar du commerce ("Les Roms sont nomades, vivent en communauté, cultivent comme une seconde nature la vie en bidonville"), de fantasmes assommants, tant malveillants ("Les Roms sont voleurs, fainéants, se vautrent avec délectation dans la fange et versent de manière réflexe dans la prostitution"), que bienveillants ("Les Roms sont nos amis, ils sont fins bricoleurs, chaleureux devant l'éternel, et font preuve d'un désir fou de s'installer dans un pavillon avec jardinet à Gif-sur-Yvette").

Chercheurs (en quête de nouveaux savoirs et de nouvelles réponses), davantage que militants (en quête de moyens de pression afin qu'adviennent les solutions prétendument existantes qu'un pouvoir prétendument assassin refuse de mettre en oeuvre), nous nous sommes donc rapprochés d'une situation, c'est-à-dire d'un lieu effectif vécu par des personnes singulières, pour nous en mêler, et ainsi apprendre, afin de faire savoir. Chemin faisant, nous avons obtenu que d'autres réponses adviennent que la seule et unique manifestation de la violence. Mais le chemin est encore long afin qu'adviennent, à l'échelle européenne, des réponses dignes de ce nom, hospitalières enfin : ne serait-ce qu'à Grigny, où les deux tiers des familles de Ris-Orangis se trouvent encore dans un bidonville, et où la Mairie s'organise tranquillement afin que la violence ait de nouveau lieu.

Alors, nous poursuivons le chemin, guidés par une seule certitude peut-être : que la politique est toujours quelque chose à refaire, et non pas une routine à appliquer suivant telle ou telle habitude de gouvernement, un réservoir de solutions pré-déterminées en fonction du parti idéologique duquel on se revendique. Alors, nous poursuivons le chemin afin de nous outiller collectivement autrement, afin de sortir de nos positions sclérosées en produisant des savoirs sur nos pratiques, afin de contribuer peut-être aussi à ce que les acteurs de terrains sortent de la névrose qui menace, celle des Shadocks consécutive à la reproduction obstinée de la même action avec l'espoir que des résultats différents adviennent un jour.

Faire savoir, telle est la fonction de ce blog, telle que nous la définissions notamment dans un entretien paru sur le site alternatif d'éducation de lutte et de pédagogie, "Question de classe(s)" (à lire ici). Cette fonction demeure à Grigny, y compris dans la phase de veille mise en oeuvre depuis quelques mois : pour veiller sur ce qui a lieu, consigner les actes des pouvoirs publics, malveillants jusqu'à présent, et organiser par là même la riposte, tout au moins judiciaire puisqu'audience est fixée au 27 août et que nous y serons ô combien présents. Notons qu'il a fallu que nous invitions le député à venir rencontrer les familles, que celui-ci alarme la Mairie sur l'absence renouvelée de point d'eau afin que l'on assiste, dans la foulée, à la mise en place de ce point d'eau à proximité du bidonville. Au sujet de la scolarisation des enfants comme de la domiciliation des familles, nous entreprenons donc une stratégie identique : faire savoir combien le droit est piétiné auprès des acteurs institutionnels susceptibles de rappeler à la Mairie le contenu de la loi tant et si fortement qu'elle en vient à l'appliquer.


Le 16 juillet, le député prend acte de l'absence de point d'eau et s'en alarme auprès du Maire de Grigny


Le 18 juillet, un point d'eau, certes parfaitement
rudimentaire, est installé par la Mairie sur le terrain 


Faire savoir, c'est poursuivre notre travail de chercheurs, et ce avec le soutien du PUCA - Plan Urbanisme Construction Architecture, organisme interministériel qui commande au PEROU une large étude sur l'action conduite à Ris-Orangis, ainsi que sur ses différents prolongements. C'est ainsi publier nos propres matériaux constitués dans l'action, nos savoirs inouïs sur ce qui a lieu, a eu lieu, sur les positions des acteurs institutionnels comme associatifs, sur les gestes porteurs et ceux qui ne le furent pas. C'est ainsi créer les conditions d'un regard critique sur ce que nous avons mis en oeuvre, et faire en sorte que l'on puisse transmettre des savoir et savoir-faire utiles à d'autres, au delà de Ris-Orangis ou Grigny.

Faire savoir, c'est partager nos questionnements, comme nos certitudes acquises en chemin. Des rencontres en résultent, et notamment les apéropérou au gré desquels nous avons débattus avec Patrick Bouchain, Michel Butel, Jean-Paul Curnier, François Cusset, Patrice Cieutat, Bruno Six et Antoine Laurendeau, apéropérou qui reprendront de manière mensuelle à partir de septembre. Des publications en résultent, comme un long entretien paru dans la très clairvoyante revue Mouvements. Des idées et des luttes, dans son numéro 74 (été 2013) intitulé "La ville brûle-t-elle ? Pour une réappropriation citoyenne de nos villes" (lire le sommaire ici). Des documents radiophoniques en résultent, comme ce reportage sur l'intervention du PEROU à Grigny diffusé sur France Culture, dans la rubrique le "Choix de la rédaction"(à écouter ici), ou cette émission de la Voix des Rroms consacrée au PEROU et diffusée sur les ondes de Fréquence Paris Plurielles (à écouter ici). Des événements en résultent, comme celui organisé à la librairie de la Parole Errante à Montreuil en présence des auteur du livre La Place Ris Orangis, comme celui à venir au Musée de l'histoire de l'immigration le 12 septembre autour du film La Place Ris Orangis, ou encore, comme celui programmé au festival de cinéma de Douarnenez où le PEROU ainsi que des habitants de la Place de l'Ambassade présenteront plusieurs films le 28 août, parmi lesquels Considérant qu'il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir, interprétation libre de l'arrêté d'expulsion pour péril imminent qui conduisit les pelleteuses à détruire la Place de l'Ambassade.





Avançant ainsi, à tâtons, contre les savoirs destructeurs qui de loin opèrent et laminent, nous poursuivons le projet d'une science coproduite, chemin faisant, avec celles et ceux qui s'avèrent concernés par les savoirs dont il est question, d'une "science ambulante", créatrice de savoirs autrement plus féconds et cruciaux que les sciences défaites qui nous servent aujourd'hui de boussole. Ce faisant, nous poursuivons le chemin éclairé par Deleuze et Guattari, notamment dans Mille Plateaux comme en atteste l'extrait suivant :


"[...] Il faudrait opposer deux types de sciences, ou de démarches scientifiques : l'une qui consiste à « reproduire », l'autre qui consiste à « suivre ». L'une serait de reproduction, d'itération et réitération ; l'autre, d'itinération, ce serait l'ensemble des sciences itinérantes, ambulantes. On réduit trop facilement l'itinération à une condition de la technique, ou de l'application et de la vérification de la science. Mais il n'en est pas ainsi : suivre n'est pas du tout la même chose que reproduire, et l'on ne suit jamais pour reproduire. L'idéal de reproduction, déduction ou induction, fait partie de la science royale, en tout temps, en tout lieu, et traite les différences de temps et de lieu comme autant de variables dont la loi dégage précisément la forme constante : il suffit d'un espace gravifique et strié pour que les mêmes phénomènes se produisent, si les mêmes conditions sont données, ou si le même rapport constant s'établit entre les conditions diverses et les phénomènes variables. Reproduire implique la permanence d'un point de vue fixe, extérieur au reproduit : regarder couler, en étant sur la rive. Mais suivre, c'est autre chose que l'idéal de reproduction. Pas mieux, mais autre chose. On est bien forcé de suivre lorsqu'on est à la recherche des « singularités » d'une matière ou plutôt d'un matériau, et non pas à la découverte d'une forme ; lorsqu'on échappe à la force gravifique pour entrer dans un champ de célérité ; lorsqu'on cesse de contempler l'écoulement d'un flux laminaire à direction déterminée, et qu'on est emporté par un flux tourbillonnaire ; lorsqu'on s'engage dans la variation continue des variables, au lieu d'en extraire des constantes, etc. Et ce n'est pas du tout le même sens de la Terre : selon le modèle légal, on ne cesse pas de se reterritorialiser sur un point de vue, dans un domaine, d'après un ensemble de rapports constants ; mais suivant le modèle ambulant, c'est le processus de déterritorialisation qui constitue et étend le territoire même. « Va à ta première plante, et là observe attentivement comment s'écoule l'eau de ruissellement à partir de ce point. La pluie a dû transporter les graines au loin. Suis les rigoles que l'eau a creusées, ainsi tu connaîtras la direction de l'écoulement. Cherche alors la plante qui, dans cette direction, se trouve la plus éloignée de la tienne. Toutes celles qui poussent entre ces deux-là sont à toi. Plus tard ( ... ), tu pourras accroître ton territoire... ` » Il y a des sciences ambulantes, itinérantes, qui consistent à suivre un flux dans un champ de vecteurs où des singularités se répartissent comme autant d' « accidents »." 

mardi 16 juillet 2013

Les dérélictions municipales


A Ris-Orangis, nous avons rencontré les militants socialistes. Notamment par tracts, articles, et ouï-dire interposés. En tout premier lieu, le PEROU n'existait pas à leurs yeux : nous n'étions qu'un groupuscule téléguidé par des militants communistes prompts à "instrumentaliser" le "problème Rom" pour, à l'horizon des municipales de 2014, menacer les ambitions socialistes. Sur ce thème ressassé de "l'instrumentalisation", un tract merveilleux était distribué sur les marchés de la ville fin janvier. Titré "Sont-ils devenus fous ?", il fut reproduit le 2 février sur ce blog pour en colporter la poésie savoureuse (à lire ici).
Puis, ayant saisi que le PEROU était un pays libre et lointain, ces individus dévoués à la cause partisane ont poursuivi leur travail de mépris des réponses constructives que nous pronions, en insultant tant et si bien "les bobos parisiens" que nous ne pouvions manquer d'être que, dans la presse locale, on en venait à lire : "Le représentant de l'association Pérou est complètement fou, il habite dans le XIIe arrondissement, pour lui tout va bien, les problèmes c'est pour nous !". Cette fine réflexion toujours hantée par la folie, nous l'analysions aussi dans un billet paru le 14 février sur ce blog (à lire ici).
Enfin, nous parvenions à entrer en discussion constructive avec le Maire socialiste, grâce notamment au soutien du Conseil Général - présidé par un socialiste - propriétaire du terrain que nous occupions, et à faire qu'émerge un projet d'insertion ouvert à une quarantaine de personnes. Alors, les militants socialistes se sont tus.

Ce projet a bien des défauts : conçu pour un seul tiers des personnes avec lesquelles nous travaillions, il consiste notamment en l'installation des familles dans une "base de vie" temporaire qui, à base de piètres algéco par définition, s'avère située aux confins de la ville, et dont les invraisemblables retards de travaux ont empêché que nous y développions jusqu'à présent le travail d'aménagement que nous souhaitions y faire. Néanmoins, ce projet présente trois qualités majeures :
1. Dans le pays de Manuel Valls, mais sur le territoire européen, il démontre que les roumains n'ont pas vocation à rentrer en Roumanie ;
2. Soutenu par des élus socialistes, il démontre qu'il n'y a pas de "problème Rom" comme l'annonce encore le premier ministre cette semaine, mais que des solutions républicaines ;
3. Dans un département où les expulsions sont légions, et donc la gabegie financière délirante, il démontre qu'il y mieux à faire pour les hommes comme pour le contribuable que de mépriser la loi, et laisser croire que détruire les baraques et chasser les familles est le plus sûr moyen de faire se résorber les bidonvilles.

Chantier de la "base de vie", Ris-Orangis,
terrain dit de l'hippodrome, 10 juillet 2013


A Grigny, nous avons rencontré les militants communistes. Ceux-ci furent partisans de l'action du PEROU à Ris-Orangis tant qu'ils l'interprétaient comme un moyen de clouer au pilori les élus socialistes ; dès lors que nous sommes entrés en relation apaisée avec ces élus, le PEROU est devenu aux yeux des militants communistes un organe parfaitement méprisable, fort étranger et complètement nocif.
Voilà qu'après l'expulsion du 3 avril, les familles se sont retrouvées sur le territoire de Grigny, commune dirigée par une équipe communiste. Le tout premier coup de fil échangé avec un responsable municipal débuta ainsi : "Pourriez-vous nous donner votre adresse exacte à Paris de telle sorte à ce qu'on vous dépose quelques familles en bas de chez vous ?". Boutade assez peu conviviale qui laissait entendre que, animé par des bobos parisiens écervelés, le PEROU était donc la cause du nouveau "problème" que ces élus rencontraient. Pas rancuniers, nous avions répondu que nous étions conscients des difficultés qu'une telle situation pouvait représenter, et prêts à apporter nos outils de telle sorte à mettre en place un nouveau projet d'insertion, comme la loi l'exige au demeurant (voir ci-dessous le document que nous leur avions fait parvenir le 19 avril). Le 9 mai, nous publiions sur ce blog quelques lignes témoignant du mépris caractérisé de la Mairie à l'endroit de cette proposition (lire ici). Mieux : les militants de terrain colportaient auprès des familles qu'accepter la venue du PEROU dans le bidonville revenait à s'assurer d'une expulsion imminente, misant allègrement et sans la moindre vergogne sur la crédulité des personnes qu'ils prétendaient soutenir.

Nous avions pris acte, et convenu avec les familles de n'agir que discrètement sans irriter la situation - en développant donc conception de CV et colonie de vacance - et en leur suggérant d'abonder dans le sens de leurs interlocuteurs communistes et d'ainsi profiter des liens existant entre ceux-ci et la Mairie pour tenter d'obtenir le minimum vital : une domiciliation, sans laquelle nulle aide médicale n'est possible, et nulle possibilité de trouver un travail envisageable ; la scolarisation des enfants, sans laquelle l'avenir est hypothéqué ; un point d'eau, sans lequel les conditions sanitaires restent déplorables.
Au diapason de l'idéologie de leurs camarades socialistes de Ris, militants et Mairie de Grigny réunis se seront évertués pendant des semaines à raconter que le "problème" s'avère de la responsabilité d'un autre : oubliant de mettre en place un point d'eau sur un terrain asséché, ils se sont notamment pressés d'affréter deux bus pour transporter des familles jusque sur le pavé parisien brûlant afin que celles-ci marchent contre la "politique anti-roms" socialiste ; oubliant de dire aux familles qu'ils n'avaient pour objectif que d'évacuer le terrain de la Folie, ils leurs apprenaient les rudiments de leur science politique, à savoir que la violence est d'Etat socialiste, sinon rien.
Pendant ce temps là, les promesses communistes se sont comme évaporées sous le soleil de plomb, et absolument rien n'est advenu si ce n'est une assignation en référé adressée avant-hier aux familles ahuries, suite à la demande d'expulsion exigée par le propriétaire du terrain, à savoir, CQFD, la Mairie. Une audience est prévue le 27 août, et ô miracle, voilà que le Maire communiste se tourne désormais vers l'Etat socialiste pour le prier de bien vouloir mobiliser ses pelleteuses rutilantes pour les besoins de sa cause. Le tout, évidemment, pour le bonheur des familles qui seront, l'espèrent les édiles, expulsées du bidonville où les conditions sanitaires sont indignes, pouvons nous lire dans l'assignation de 100 pages distribuée à 100 personnes, y compris à des enfants. 10 000 pages de violence politique brute, sans la moindre considération sur ce qu'il peut advenir des personnes. Peut-être rêvent-ils que celles-ci s'établissent quelques mètres plus loin, chez des voisins socialistes pour rire.

Sans la volonté des Maires, nulle réponse constructive n'est envisageable : le financement de projets d'insertion peut se concevoir au niveau européen ; les compétences sociales sont du ressort du Département ; mais le Maire demeure souverain sur son territoire, et parfaitement en mesure de faire opposition à quelque projet que ce soit, tant que la loi demeure si mal défendue. Aujourd'hui, la détermination des Maires quant à l'arrêt des expulsions absurdes et l'application de la circulaire du 26 août est voisine du néant. A l'approche des municipales de l'année prochaine, tout va s'aggravant en la matière. Non que ces Maires, communistes, socialistes ou de quelque autre étiquette que ce soit, s'avèrent d'immondes xénophobes comme d'aucuns s'évertuent à le défendre, dans un camp comme dans l'autre. Mais parce que la peur domine à tel point que, dans un état de déréliction politique avancée où seule gouverne la courbe fantasmagorique des opinions favorables, le bidonville apparaît tel un piège où périront toutes les ambitions politiques des élus en place. Nous plaidons évidemment l'inverse : qu'en rénovant l'art de faire la ville à partir du bidonville, nous pouvons réinventer une politique d'hospitalité dont pourra se targuer tout homme politique carriériste que ce soit.


Mobilier pour colonie de vacances mis en oeuvre par
le collectif d'architectes Polyèdre. 15 juillet 2013

Puisque l'eau n'est pas venue, puisque le soleil
n'a cessé de frapper, et puisque les risques d'incendies
sont ce qu'ils sont, nous avons discrètement fixé cinq
extincteurs aux baraques le 11 juillet. 


Dans la 10e circonscription de l'Essonne, à laquelle appartient la ville de Grigny, nous avons rencontré son député, à savoir Malek Boutih. Historique de SOS Racisme, représentant de la loi, celui-ci a qui plus est une vision toute singulière des bidonvilles : à Nanterre, il a passé son enfance dans l'un d'eux. Dans le contexte de mépris de la loi et de violence aveugle qui aujourd'hui a lieu, nous l'avons invité à rencontrer les familles, ce qu'il fera ce soir à 18h30.
Afin que le Parlementaire qu'il est rappelle à ses camarades socialistes chargés d'appliquer la loi que celle-ci existe - une circulaire du 26 août exactement -, et que dans le même mouvement il indique aux élus de sa circonscription, communistes y compris, qu'ils ne sont pas dispensés du respect de la légalité en la matière.
Afin que l'élu de la République qu'il est rappelle que détruire aveuglément ne fait aucun sens, et que ces familles venues du bidonville de Ris-Orangis situé à 800 mètres ont le droit et le désir de vivre et travailler ici - ce que les CV à la conception desquels nous nous affairons ces jours-ci démontreront, s'il en était encore besoin.
Afin que l'ancien gamin d'un bidonville de Nanterre souligne que vivre dans ces conditions n'est ni un choix, ni une fatalité, et que Dolari deviendra à son tour représentant de la Nation Française. A moins que ce surdoué en tout ce qu'il touche ne préfère viser un titre de champion de France de boxe.


Dolari, au cours de Boxe de rue proposé par Rambo,
figure du monde associatif de Grigny, absolument
estomaqué par le talent du champion.
Grigny, 11 juillet, photo : Barbara Landreau 


Dernière minute : Nos camarades du collectif Echelle Inconnue - architectes, artistes, et chercheurs de tous poils avec lesquels nous travaillons notamment sur un projet avec des sans-abri à Paris - qui avaient entrepris un travail remarquable dans un bidonville du Havre ont, aujourd'hui même, rencontré violence aveugle et lâcheté, toutes ces grandes vertus politiques contemporaines dont il est question dans ce billet. Ce matin, aux aurores, tout a été dévasté. Le récit, accablant, se lit ici.


PS : Ci-dessous, la note d'intention envoyée à la Mairie de Grigny le 19 avril 2013.




samedi 6 juillet 2013

Construire des seuils


"Menuisier au chômage, je compte bien donner du sens à mon temps, et souhaite donc construire avec vous". L'auteur de ce bref email reçu il y a quelques jours habite non loin de Grigny. Nous l'avons rencontré jeudi dernier, et accompagné jusque dans le bidonville. Jamais il n'avait franchi un tel seuil. Moment bouleversant, de ceux qui font le sens de ce que nous entreprenons : créer des articulations inouïes, faire se rencontrer dans l'acte ce qui s'ignore ou se fait face, et, à partir de là, cultiver de nouveaux chemins qui font d'autres politiques.

A Ris-Orangis, à l'hiver 2012, l'hostilité à l'endroit du bidonville était de rigueur, totale et sans issue : il fallait que ça demeure à distance, et disparaisse enfin. Quelques mois plus tard, c'est à dire aujourd'hui même, un projet de stabilisation de 38 personnes est en cours de réalisation, et ce sous l'égide de l'Etat, du Conseil Général et de la Mairie. Le PEROU y a contribué, assurant notamment une mission de conception des espaces communs du lieu de vie temporaire prévu pour ces familles. Là encore, dans ce travail de conception, créer des articulations est demeuré notre ligne : entre les familles, en s'inspirant de ce que nous avons appris de la Place de l'Ambassade, de la complexité et de la richesse des seuils ; entre le lieu de vie légal et les bidonvilles voisins, en faisant enfin bénéficier à ceux-ci d'un accès à l'eau, d'un ramassage des ordures, et d'un espace de jeux pour enfants, améliorant la vie et permettant qu'un travail d'accompagnement puisse ici aussi s'inventer ; entre le lieu de vie temporaire et la ville, si éloignée puisque nous nous trouvons malheureusement là aux confins du territoire communal, en effaçant toute espèce de dispositif sécuritaire des plans préconçus - ici nul grillage, nul vigile - et en insistant pour que les abords de ce terrain soient soignés, pour qu'un arrêt de bus s'en approche, pour que la générosité des espaces permette qu'on y invite la terre entière. Tout ce qui pourrait malgré nos préconisations relever d'une mise à distance, d'un éloignement, d'une inhospitalité, ferait tant et si fortement contre-sens que le projet en serait mécaniquement fragilisé. Construire des seuils, et s'y consacrer sans retenue, n'est pas du luxe : c'est une nécessité on ne peut plus cruciale.

Jeudi, nous participions au comité de suivi du projet et avions l'occasion d'entendre les employeurs des 12 personnes roumaines ayant signé un contrat, et de recevoir des témoignages véritablement extraordinaires : à l'unanimité, on nous fit part de l'ardeur au travail, de la ponctualité presque extravagante, de l'état d'esprit à peine soupçonnable ; à l'unanimité, on nous affirma que la réalité foudroyait les représentations assassines, portraits dessinés à distance de populations roumaines flanquées de tous les défauts du monde. Construire des seuils, c'est cela : donner place à la réalité, anéantir ce qui la nie.

Schéma de principe pour le projet d'insertion dessiné par le PEROU,
avec le soutien du Conseil Général de l'Essonne


A Grigny, nous ne cessons de construire des seuils : alors que nous aménagions l'accès au bidonville du terrain de la Folie, boueux et impraticable à quelque chariot ou poussette que ce soit, nous entreprenions de concevoir des curriculum vitae à un adulte par foyer, soit une quarantaine. Le graphiste Yannick Fleury, graphiste du site du PEROU (visible ici), et le photographe Jean-François Joly (dont le magnifique travail est visible ici), y travaillent aujourd'hui encore en collaboration avec Ramona Strahinaru, médiatrice qui mène des entretiens avec chacun des candidats dans un bureau prêté au PEROU par l'Eglise de Ris-Orangis. Là encore, l'enthousiasme est à peine imaginable, et tous arrivent en avance au rendez-vous, se préparent à la rencontre avec le photographe, et réclament le document à presque chacune de nos rencontres sur le bidonville. Non loin du 14 juillet, nous offrirons ces pièces à des adultes qui trouveront là des outils assez peu communs pour créer des relations avec d'éventuels employeurs. Le curriculum vitae s'avère une ambassade de papier, un seuil permettant à une histoire d'en rencontrer une autre : il est une forme parfaite de notre action.

Ces histoires mêlées donnent des idées, et les initiatives fleurissent telles que cette colonie de (la) vacance proposée par les artistes Joana Zimmermann et Victoria Zorraquin : durant l'été, un jour sur deux, proposer aux enfants des jeux, des ateliers, et construire avec eux un imagier d'un genre singulier, imagier bilingue destiné à être offert aux écoles voisines à la rentrée afin que le Romani et le Français deviennent langues communes. Projet on ne peut plus en accord avec l'esprit qui depuis le début nous anime : seuil d'entre les seuils, la langue est le chemin le plus sûr pour faire se réduire les distances assassines. Alors, à une dizaine aujourd'hui, nous avons entrepris avec les familles de construire le petit mobilier nécessaire à cette colonie de (la) vacance qui devrait être d'emblée classée d'utilité publique. Et là encore, les articulations n'ont cessé d'être célébrées : avec le menuisier voisin, jamais plus éloigné ; avec un collectif d'architectes développant un projet de "revalorisation de déchets scénographiques" nommé "polyèdre" (voir ici). Ainsi avons-nous aujourd'hui construit des transats, des bancs, des tables, à partir de fragments d'expositions d'architectures aussi importantes que celle qui, intitulée "Re-architecture", était présentée au Pavillon de l'Arsenal à Paris il y a quelques mois.

Ces circulations curieuses, ces articulations impensables, contredisent par leur vitalité tous les plans mortifères de ceux qui croient encore que détruire a un sens. Nous ne désespérons néanmoins pas de créer de nouvelles articulations avec ceux-ci, à l'instar de ce qui s'est réalisé à Ris-Orangis avec des élus pourtant peu cordiaux au début de l'hiver dernier. Aussi, malgré l'hostilité toujours manifeste de la municipalité de Grigny à l'endroit du PEROU, nous ne désespérons pas de la rencontrer sur le terrain d'un projet constructif, puisque ces élus ne pourront se résoudre à expulser, et nier ainsi cette vitalité dont nous étions aujourd'hui les témoins privilégiés. Demain de 10h30 à 18h, le chantier se poursuit et, les seuils étant ce qu'ils sont, ils sont franchissables à quiconque souhaiterait goûter à cette vitalité, et offrir un peu de la sienne. (voir plan d'accès ici)



Grigny, terrain de la Folie, 5 juillet. 


mardi 2 juillet 2013

Un appel (Colonie de la vacance)

"Un lieu c'est où quelque chose arrive".
Jean-Luc Nancy s'en tient à cette sobre définition dans la dernière livraison de L'Impossible, à l'amorce d'un texte où c'est la place Taksim que l'on célèbre. La place, à prendre, à faire, tel était le sujet d'une discussion que nous avons eue avec Roland Castro, Olivier Mongin et Jacques Donzelot dimanche dernier à la Règle du jeu, discussion à écouter ici. Faire place est bien davantage que faire de la place : l'enjeu s'avère non pas simplement de trouver un abris, mais de fonder un sol, et de peupler ensemble un monde nouveau. A Ris-Orangis, pour ce faire, nous avons suivi les enfants : souverains, ils prennent en un instant le terrain vague, y déploient leurs propres histoires, l'habitent au mépris de ce qui s'oppose à leur juste folie. Alors, quelque chose arrive.

A Grigny, quelque chose arrive.
Jeudi soir, le Maire a reçu les occupants de la quarantaine de baraques qui peuplent la Folie, terrain vague devenu bien davantage. Des promesses ont été formulées. Ce sont là de certaines avancées dans la conquête d'une vie nécessairement meilleure : installation d'un point d'eau dans les jours prochains ; dépose prochaine de copeaux de bois sur les circulations, garantissant la mise hors boue du site ; ramassage des ordures garanti ; les familles toutes domiciliées au CCAS de Grigny ; les enfants tous scolarisés à la rentrée prochaine - une vingtaine était cette année sans école. Des besoins urgents demeurent aujourd'hui sans réponse : l'installation de toilettes ; la mise en place d'extincteurs. Mais l'ombre demeure également d'une expulsion, bien exigée par la Commune, qui se profilerait à la sortie de l'été. Le Maire s'est néanmoins engagé à proposer aux familles un terrain viable, au delà de la Folie, seul chemin de raison. Quelque chose arrive donc, que nous ne cessons de poursuivre : l'hospitalité.


Aux abords de la Folie, les poubelles municipales
racontent que vivent bien ici des riverains. (24 juin)


A Grigny, un peu plus rapidement malgré tout que les décisions constructives des pouvoirs publics, l'été arrive, et sur la vacance d'un terrain, la colonisation se doit d'être une fête. Alors, nous ferons place à l'enfance. Pour ce faire, nous avons besoin de soutiens en acte, et convions tous les lecteurs de cette missive à nous rejoindre ce week-end ensoleillé sur le terrain de la Folie, pour la cultiver. Les samedi 6 et dimanche 7 juillet, entre 10h30 et 18h30, le monde entier est attendu. Et les outils comme les matériaux (planches, peinture, etc) ne sont pas proscrits...
Ensemble, nous construirons du petit mobilier, planterons des graines, dresserons un chapiteau, dessinerons un espace de jeu, et partagerons l'espace comme le temps. Ici, à partir de la semaine prochaine, un atelier estival prendra vie, avec le concours du PEROU, du collectif de riverains, mais aussi de quiconque voudra y apporter son enthousiasme. Une idée notamment : concevoir un imagier permettant, en romani et français, de nommer les lieux, les alentours, et tout ce qui pourrait se présenter là. Un horizon : publier cet imagier et, pour la rentrée, l'offrir dans les écoles voisines.


Suivre les enfants, sur le chemin de la Folie
comme sur la Place de l'Ambassade.
Photo Aude Tincelin, 22 décembre 2012


PS : Sur le même thème, mais à distance de Grigny, le PEROU poursuit deux projets qui peuvent recevoir avec beaucoup de bonheur la contribution de chacun.

A Paris d'abord, le centre d'hébergement des Enfants du Canal est transformé par nos soins en atelier cartographique. Ici, tout le mois de juillet, nous collectons des données sur l'espace disponible alentour : vides manifestes, failles discrètes, pleins mensongers. L'enjeu : répertorier dans Paris intra-muros des espaces où pourrait se loger un centre d'hébergement nomade. A partir de ce relevé, un collectif de sans-abri lancera à l'automne un appel à projets visant la conception d'un tel centre d'hébergement, non sans avoir défini au préalable avec nous un cahier des charges singuliers, et non sans se constituer in fine en véritable jury d'architecture. A l'horizon : une publication manifeste, une conférence in situ, pour démontrer que coloniser la vacance pour y faire l'hospitalité est non seulement possible, mais également nécessaire.
Pour ce faire, tous les matins de juillet, nous nous retrouvons entre 9h30 et 12h00 au 5 rue Vésale, dans le 5e arrondissement de Paris, adresse du centre d'hébergement des Enfants du Canal. Là, nous établissons le protocole des explorations de l'espace alentour, et lançons les opérations de la journée. Tout est permis, y compris nous rejoindre un jour, ou tout le mois, mais venir avec des instruments de documentation est conseillé.

En Avignon, il y a CASA : le Comité d'Action des Sans-Abri. Il y a ses espaces : la Villa Médicis, centre d'hébergement constitué d'une dizaine de modules types Algeco ; l'Espèce d'espace, accueil de nuit ; et l'ancien Tri Postal, vaste friche industrielle devant laquelle sont installés les espaces sus évoqués. Le tout se situe à deux pas de la gare centrale. A partir de juillet, il y a le projet de CASA : investir enfin le Tri Postal, y établir à terme son centre d'hébergement si singulier, y développer les activités culturelles et artistiques qui s'imposent. Il y a l'invitation faire au PEROU d'accompagner l'association dans la définition des lieux.
Pour inaugurer ce chantier de transformation, nous proposons une d'ouvrir la porte de l'imaginaire : durant le festival d'Avignon, nous invitons en résidence le comédien et metteur en scène Yves-Noël Genod, auteur de biens des pièces renversantes, à lire quotidiennement des correspondances, des lettres, des missives. Pas à pas, l'espace deviendra lieu d'écoute et de divagation, à l'horizontale (forêt de hamacs à l'appui), afin de se laisser aller peut-être à une sieste estivale, et d'ainsi rêver les lieux et leur destination future. Quiconque passe par Avignon entre le 5 et le 26 juillet est le bienvenu au 5bis Avenue du Blanchissage, à deux pas de l'Avenue de la Foire. Là, un coup de main, un morceau de rêve, toute espèce de contribution sera cruciale pour donner à cette colonie de vacance le goût d'une conquête.


Grigny, 30 juin 2013
Photo : Jean-Pierre Le Hen