dimanche 29 juin 2014

Lettre au Préfet de l'Essonne








A l’attention de Monsieur  Bernard Schmeltz
Préfet de l’Essonne
Boulevard de France
91000 Evry

Grigny, le  28 juin 2014




Monsieur le Préfet de l’Essonne, 



Nous vous écrivons du beau milieu du bidonville de la Folie situé sur le territoire de la commune de Grigny. Nous vous écrivons du beau milieu d’une action du PEROU qui, soutenue par le PUCA, le CAUE de l’Essonne et la Fondation Abbé Pierre, consiste à transformer le présent de ce bidonville afin qu’un avenir autre se dessine enfin pour les familles y ayant trouvé refuge. Nous vous écrivons du beau milieu d’un travail mobilisant au quotidien nombre de riverains, d’étudiants d’écoles d’art et d’architecture françaises comme européennes, de chercheurs de Sciences Po, de personnalités du monde de l’art, de l’architecture, et des sciences sociales. Nous vous écrivons du beau milieu d’un lieu de vie et d’espoir qu’à la demande du Maire de Grigny vous envisagez de très prochainement détruire.  Nous vous écrivons du beau milieu d’un élan peu commun que, d’ici une dizaine de jours, vous envisagez de briser. 

En mobilisant forces de l’ordre et pelleteuses contre le bidonville de la Folie, vous activerez la destruction de ce que les textes nomment un «campement illégal». Ce faisant, vous détruirez bien davantage qu’un amas de baraquements. Vous détruirez un processus d’insertion extraordinaire : depuis un an et demi que nous oeuvrons aux côtés de ces familles, d’abord à Ris-Orangis puis à Grigny, 27 adultes ont signé un contrat de travail, dont 12 aujourd’hui inscrits dans un parcours d’insertion à Ris-Orangis. Vous détruirez l’espoir conquis par nombre d’autres adultes de suivre ces premiers exemples :  80 personnes sont aujourd’hui domiciliées, 50 inscrites à Pôle Emploi, 21 en cours de Français, et 9 ont reçu la semaine dernière une promesse d’embauche qui devrait se concrétiser au mois d’août. Vous détruirez les histoires que la cinquantaine d’enfants scolarisés ont aujourd’hui tissées avec leurs camarades de classe, et casserez l’accompagnement réalisé par le PEROU notamment à travers la conception d’un imagier trilingue qui, tiré à 1 500 exemplaire, doit être offert aux écoles où se trouvent aujourd’hui ces enfants. Vous détruirez les liens tissés entre ces réfugiés européens et leurs voisins, notamment concrétisés par la constitution d’une association (l’Association de la Folie en Essonne) visant non seulement à aider ces familles réunies à sortir du bidonville par le haut, mais également à transmettre l’expérience acquise durant cette année et demie d’action collective aux acteurs, institutionnels comme associatifs, confrontés à de telles situations en Essonne. Vous détruirez ce que collectivement nous avons construit, et contribuerez ainsi à faire se pérenniser le bidonville dans sa réalité la plus désolée, la plus désolante : dans un mois ou deux, ces familles chassées de Grigny par les pelleteuses se seront réfugiées dans de nouveaux bidonvilles en Essonne, et de nouveaux maires vous demanderont de répéter ce geste insensé, cette politique de déroute. Vous détruirez l’idée que nous nous faisons de la République qui est la nôtre à la lecture de ses textes les plus fondamentaux : qu’elle est humaine, solidaire, constructive, audacieuse, et qu’elle porte ainsi tous les espoirs d’un avenir paisible que partagent avec nous les familles du bidonville de la Folie. 

En mobilisant forces de l’ordre et pelleteuses contre le bidonville de la Folie dans les jours prochains, vous agirez au mépris de la lettre comme de l’esprit de la circulaire du 26 août 2012. La rue, l’errance, les hôtels sociaux délabrés et disséminés en Île-de-France, la détresse en un mot : voici ce que vous offrirez en guise de «réponse adaptée», de «solution alternative», ou de dispositif de «stabilisation transitoire», termes désignant dans le texte le contenu de l’action publique qu’il vous faut mettre en oeuvre. Pourtant, vous le savez, des réponses existent. A quelques centaines de mètres du bidonville de la Folie, la «base de vie» de Ris-Orangis que nous avions contribué à faire sortir de terre demeure aujourd’hui aux deux-tiers inoccupée, 6 familles l’ayant déjà quittée pour rejoindre un logement social. Comment pouvez-vous refuser que ces places d’hébergement aujourd’hui vacantes soient mobilisées pour 6 nouvelles familles ? Dans le bidonville lui-même, des équipes d’architectes du PEROU en collaboration avec Habitats Solidaires par exemple travaillent avec les familles à l’esquisse de projets innovants, peu coûteux, inscrits dans la ville et susceptibles de faire s’accélérer ainsi les processus d’insertion. Comment pouvez-vous mépriser ce travail, soutenu par un organisme interministériel, alors que le texte vous demande de «veiller (...) à associer étroitement (...) les associations susceptibles d’apporter un concours de toute nature dans l’accompagnement des personnes» ? Comment pouvez-vous engager des sommes extraordinaires (nous avons chiffré le coût de l’expulsion du bidonville de Ris-Orangis à 328 965 euros) pour détruire les lieux comme les processus ici engagés, alors qu’avec ces mêmes sommes, complétées par de nombreux financements européens disponibles, vous pourriez mettre en oeuvre une politique enfin exemplaire en Essonne ? 

La violence qui se prépare, sous la responsabilité du Maire de Grigny et avec votre concours, est au regard de la situation du bidonville de la Folie absolument incompréhensible, d’autant moins qu’aucune urgence ne s’impose aujourd’hui : depuis des mois, vous le savez, nous n’avons cessé d’oeuvrer à la stabilisation sanitaire de ces lieux, ayant mis le site hors boue, évacué des tonnes de déchets, installé une vingtaine d’extincteurs, consolidé les baraques, installé des plaques d’aération dans celles-ci, etc. Par la présente, nous vous demandons donc aussi solennellement que cela puisse s’entendre de sursoir à cette expulsion, de nous recevoir aussitôt que possible en compagnie de l’Association de la Folie en Essonne et des représentants des institutions qui nous accompagnent. Alors, nous vous demanderons de bien vouloir suivre le principe élémentaire de la circulaire du 26 août selon lequel une expulsion «s’anticipe», et d’accepter alors notre concours afin que cette anticipation ait effectivement lieu jusqu’à faire se concrétiser les perspectives qu’avec les familles nous avons esquissées, perspectives extraordinaires que le Maire de Grigny et vous-même ne pouvez pas, sur le territoire de la République qui est la nôtre, anéantir. 

Dans l’attente de vous rencontrer, nous vous prions de bien vouloir recevoir, Monsieur le Préfet, l’expression de nos sentiments les plus Républicains. 


Sébastien Thiéry, pour l’association PEROU. 



Copie de cette lettre adressée à : 

- Monsieur Philippe Rio, Maire de Grigny ; 
- Monsieur Jérôme Guedj, Président du Conseil Général de l’Essonne ; 
- Monsieur Malek Boutih, Député de la 10e circonscription de l’Essonne ; 
- Monsieur Jérôme Normand, Sous-Préfet d’Île-de-France ; 
- Monsieur Alain Régnier, Délégué Interministériel à l’Habitat et l’Accès au Logement. 



mercredi 25 juin 2014

Tisser ! (un appel)


Aujourd'hui : 

Terrain nettoyé. Chasse au déchet avec les gosses. 20 sacs de 100 litres gavés. Soleil couchant sur la Folie. Sa quiétude magnifiée.

20h30 : rassemblement des familles. Ordre du jour : se constituer enfin en association. Lecture des statuts de "L'association de la Folie en Essonne". Débats. Enthousiasme. Détermination. Emancipation en actes ; arrachement progressif aux stratégies d'infantilisation et de manipulation ; mépris des paroles et des actes infligeant à ces prétendus "Roms" une identité de misère. Frantz Fanon : "Comment guérir le colonisé de son aliénation ?".  La Folie comme réponse ?

Etat des lieux des situations, décompte à revers des récits médiatico-ministériels, de la fable selon laquelle leur "vocation" serait "en contradiction avec la nôtre" : 80 adultes domiciliés sur 110 ; une vingtaine de contrats de travail signés dont les deux tiers en CDI ; une cinquantaine de personnes inscrites à Pôle Emploi, une vingtaine à des cours de français, une cinquantaine bénéficiant d'une couverture maladie ; 50 enfants scolarisés sur les 60 en âge de l'être ; 1 mouvement irréversible d'inscription dans le cours de notre histoire commune. Tissage, métissage.


Terrain de la Folie, Grigny, 26 juin, 20h00


Hier : 

Forces de police, actions d'intimidation : au petit matin, passage en trombe, l'annonce de l'imminence du désastre. Sale boulot, le terrain souillé. Pauvre boulot, les familles riches de désir et de détermination : "Vous cassez ? Nous reconstruirons !". Boulot insensé. Misérable coup de canif sur le tissu. Cicatrisation.

Décompte finalisé du coût d'une expulsion, au CRS près. Absurdité chiffrée : 328 965 euros, modique somme foutue en l'air par la collectivité, juste pour rien, sinon le spectacle d'une féroce impuissance. Une idée, née de la Folie : ouvrir une billetterie pour le prochain spectacle, inviter tous les Grignois à prendre place et admirer, financer ainsi l'association des familles.

Mairie aux abois. Qui persiste, annonçant l'expulsion prochaine : dans deux semaines, à epsilon près. Mépris des grandes valeurs d'humanisme dont elle se drape dans communiqués emportés (voir ici notamment, où l'on se réclame bruyamment de la gauche, de la justice sociale, de la morale en un mot). Déroute faite politique ; masque sans vie de la raison. Abandon, démission, aveuglement. Ici, on ne fait plus de politique. Lambeaux. Qu'il nous faut ramasser, pour tisser de nouveau.


Coût de l'expulsion de la "Place de l'Ambassade" à Ris-Orangis. Ruben Salvador


Demain : 

Ouverture de la résidence du PEROU à Stalker / Laboratorio arti civiche. Grand honneur s'il en est : voici nos grands frères, ceux qui en 1990 affichaient un manifeste qui au PEROU vaut texte constitutionnel (à lire et relire ici). Grand bonheur s'il en est, rapport à tant d'actions partagées : traversées d'Istanbul, occupations à Rome, virées sur le Canal Saint-Martin. Demain Jeudi 26 juin à 16h, Stalker marchera sur la Folie, et c'est pas rien.

Tisser et coudre tout ce qui peut se tisser et se coudre, tel est le programme des cinq jours à venir. Leurs vêtements, nos vêtements : armés de fil et de machines à coudre, construire un vêtement géant, vêtir la Folie. En réponse à ce qui se déchire, contre tout ce qui s'acharne à détruire. Grande voile pour s'installer dessous, ou pour s'en aller un peu plus loin, comme on se moque.

"Se faire une toile". Sous la protection de l'oeuvre de Stalker, dans son antre : un cinéma. Le Cinéma de la Folie. Des films à la folie : festival en cours de programmation, tout l'été sous les étoiles, la pelleteuse au garage. De la lumière, contre ce qui commande que tout soit mort.


Nota Bene : Que le monde entier rejoigne dès demain la Folie, que chacun offre un peu de son art de tisser à notre ouvrage ! Que chacune des journées à venir resplendisse ainsi de joie, contre l'ignominie et la désolation qui menacent.





dimanche 22 juin 2014

Mairie de Grigny, 19 juin, 10h15


Si le lynchage de Darius, jeune homme vivant dans un bidonville de Pierrefite-sur-Seine, relève d'un acte de barbarie, il s'inscrit dans le cours d'une politique contemporaine qui fait le lit à de tels actes. Depuis des années, la violence est d'abord politique qui vise les personnes repliées dans les délaissés de nos métropoles, leur refusant droit de cité, condamnant à l'anéantissement les habitations qui leur servent de refuge. Des assassins sont, devant les juridictions, responsables de ces actes. Des élus de la République sont, devant l'histoire, responsables du climat qui prépare le terrain à de tels actes.

Manuel Valls s'est solennellement indigné, au diapason du Président de la République, qualifiant ce lynchage d'"acte inacceptable". Jusqu'à présent, nul ne l'a entendu qualifier "d'acte inacceptable" l'assaut des pelleteuses chassant des familles entières sur le chemin de l'errance. Jusqu'à présent, nul n'a relevé son indignation devant le déploiement d'une férocité légale à l'encontre des bidonvilles, racontant que les personnes vivant là ne sont que rebuts, corps en trop promis à disparition. Alors, des Maires peuvent-ils impunément refuser de domicilier ces gens là, les frappant d'inexistence légale, poursuivant cette politique qui les éloigne autant que faire se peut du monde des vivants. Alors, des pétitions peuvent-elles être signées contre la présence de ces nuisibles, et des insultes quotidiennes proférées au visage de ceux que le bras de la pelleteuse désigne, en ouverture du JT de TF1, comme des moins que rien.

Les gestes de l'institution organisent une partition du monde, que des actes isolés viennent confirmer. Les images légales ordonnent qui participe au monde commun, qui doit demeurer maudit. Les paroles tenues en plus haut lieu enchaînent ou font se déchaîner la violence. Avec le PEROU, et nombre de riverains effectivement exaspérés par les politiques publiques qui aujourd'hui prévalent, nous portons nos corps jusqu'au beau milieu du bidonville afin de réformer la langue, inventer d'autres images, porter des gestes dissidents en réponse au lynchage qui s'organise.





Identités, Rafaël Trapet, bidonville de la Folie, mai 2014


Ce jeudi 19 juin, à 10h15, les personnes que nous avions accompagnées quinze jours plus tôt afin d'obtenir une simple adresse administrative sont effectivement reparties de la Mairie de Grigny avec ce sésame : ainsi peuvent-elles enfin prétendre signer un contrat de travail, à l'instar des 15 personnes qui aujourd'hui dans le bidonville de la Folie en sont détentrices ; ainsi reçoivent-elles de l'administration municipale un statut les arrachant à leur condition de paria. Le Maire de Grigny s'inscrit par là même dans une position ô combien remarquable dans le paysage français, à rebours des gestes, images et paroles qui instituent au rang de damné quiconque habite un bidonville sur nos territoires. Ce Maire exigeait il y a quinze jours de la directrice du CCAS qu'elle ne "domicilie plus de Roms". Aujourd'hui, cet élu de la République accepte que ces personnes sans-abri accèdent aux droits qui sont les leurs, contribuant mécaniquement à ce que la menace du lynchage s'éloigne enfin. Malheureusement, nous en sommes collectivement là : à qualifier d'exceptionnelle la décision d'un Maire ne faisant qu'appliquer la loi. Heureusement, nous constatons que l'action publique peut prendre un chemin vertueux, en dépit de ce que l'expérience jusqu'alors nous enseignait. Tout au moins, la direction prise ce jeudi 19 juin par le Maire de Grigny nous convainc que l'horizon des familles occupant le bidonville de la Folie peut s'éclaircir enfin.

Le même jour à 8h du matin, une brigade de policiers entamait le travail d'intimidation qui a coutume d'être entrepris dès lors que le passage des pelleteuses est programmé : déambuler dans le bidonville, et lâcher quelques informations à la cantonade au sujet d'une expulsion prochaine. Ainsi les pouvoirs publics attendent-ils des familles qu'elles s'expulsent elles-mêmes, permettant que les pelleteuses ne s'élancent pas contre un bidonville trop habité. Ces manoeuvres sont effectivement consécutives à la procédure engagée par le Maire de Grigny contre les familles du bidonville le 12 juillet dernier, les assignant en référé devant le Tribunal de Grande Instance d'Evry en vue de leur expulsion. Ces manoeuvres ne peuvent se poursuivre, et parvenir à leur but, que si le Maire de Grigny exige effectivement du Préfet le concours de la force publique pour ce faire. Par conséquent, au regard de la position adoptée par le Maire de Grigny ce 19 juin à 10h15, ces manoeuvres ne sauraient se poursuivre puisque cet élu de la République ne saurait manquer de faire sursoir à l'expulsion des familles.

Puisque les policiers laissaient entendre que la fin de l'année scolaire allait concorder avec la fin de vie du bidonville, la décision du Maire de Grigny de s'opposer à cette logique infernale devrait parvenir aux familles dans la semaine à venir. Ainsi, propriétaire du terrain de la Folie, la Mairie s'inscrira-t-elle dans la magnifique jurisprudence créée par le TGI de Bobigny le 24 janvier dernier qui, examinant la proportionnalité du droit de propriété par rapports aux droits fondamentaux, déboutait un propriétaire de sa demande d'expulser un bidonville établi sur son terrain au motif que "la perte d'un logement, aussi précaire soit-il, est une des atteintes les plus graves au droit au respect du domicile et de la vie privée et familiale" (voir l'analyse faite de cette jurisprudence ici).




Capture d'écran de "La vie là", série documentaire de Laurent Malone
tournée dans le bidonville de la Folie, Grigny, juin 2014


Plus que jamais, le PEROU poursuit donc son travail d'outillage des familles afin qu'elles puissent défendre devant les autorités compétentes, européennes y compris, les projets d'établissement temporaires auxquels elles aspirent, hors le bidonville, mais dans la ville, à Grigny certes, mais alentour nécessairement aussi. Pour ce faire, nous accompagnons ces jours-ci le projet des familles du bidonville de la Folie de se constituer en association loi 1901, permettant qu'elles prennent enfin souverainement la parole et président à leur destin à distance des joutes locales qui en font les instruments de luttes qui ne leur appartiennent pas. Pour ce faire, nous demeurons aujourd'hui comme hier à disposition du Maire de Grigny afin de l'accompagner dans cette voie difficile, parce qu'extraordinaire par les temps qui courent, de la création de réponses vertueuses à la question que nous posent ces familles : comment, en ces temps d'hostilité généralisée, trouver dans nos villes l'hospitalité ?


Réunion devant la Résidence du PEROU dans le bidonville de la Folie,
14 juin 2014, Louise Dumas.


PS : Une bonne nouvelle n'arrivant jamais seule, il est important de noter que l'imagier trilingue réalisé par les enfants du bidonville durant la colonie de vacance que nous avions organisée l'été dernier sera effectivement publié : l'appel à dons a merveilleusement fonctionné, et les 90 donateurs ont permis de récolter l'argent qui permettra de le publier en 1 500 exemplaires et de l'offrir aux écoles du département où sont scolarisés des enfants du bidonville. Un outil à l'usage des enfants des bidonvilles afin de tisser des liens avec leurs camarades de classe, et de frayer le chemin à un avenir pacifié parmi nous.

dimanche 15 juin 2014

Terrain de la Folie, Grigny, 14 juin, 20h23


Le "Rom" est méprisé, autant qu'il le mérite : rebut humain parmi bien d'autres, il est cet étranger bon à rien, pas même à faire l'effort de se tuer à l'usine pour obtenir un logement social. Puisqu'il en est ainsi, il est somme toute bien naturel qu'une Mairie lui refuse une simple domiciliation : ce faisant, elle nie son existence légale, ne daigne le reconnaître comme présent sur son territoire, ne répertorie pas son corps au nombre des vivants. On ne le fait pas vraiment disparaître, mais oeuvre à le conserver éloigné, dans sa nature profonde, hors d'état d'apparaître : toute manifestation de ce corps dans l'espace public n'est qu'une erreur, une bavure, un dérèglement en cours de réparation. D'ailleurs, apparaissant manifestement souillés sur nos trottoirs ou dans leurs cloaques, ils souillent leur nature humaine sans véritablement s'en rendre compte, à moins qu'ils n'en jouissent, comble de perversité. Pour le bien de l'humanité, il nous faut donc les expulser : les faire disparaître de notre vue nous permettra de ne plus souffrir de l'humiliation qu'ils font subir à l'humanité qu'ils sont.


Un jeune prétendu "Rom" en "parcours d'insertion",
et surpris de l'apprendre.
"Base de vie", Ris-Orangis, 14 juin, photo : Laurent Malone


Le "Rom" est adulé, autant qu'il le mérite : avec deux "r" parfois pour lui donner plus de saveur encore et d'épaisseur de sens, le "Rrom" porte dans ses tissus, son âme ou sa garde-robe la culture des cultures. Il est le plus exotique de nos contemporains, le plus délicieusement différent, le plus obscurément puissant, inaltéré par la société dépressive que nous formons, agrégat d'atomes déracinés. Il est plus humilié que le furent les Cathares, plus riche en épopées que le sont les Celtes, et plus fascinant que quelque autre groupe humain connu à bien y réfléchir. Le "Rom" est aidé par des associations militantes, même s'il n'est pas Rom : qu'il erre de bidonville en bidonville suffit à ce qu'il soit reconnu comme tel, puisque l'anthropologie est de comptoir désormais, et les catégories certifiées par TF1, autorité supérieure s'il en est. Le "Rom", pour peu qu'il en soit vraiment un (mais qu'est-ce à dire, qui pour en attester, comment le devient-on, qui dans la salle serait capable d'en donner une simple définition ?) ne se revendique quasiment jamais comme tel, mais qu'importe : ceux qui l'aident le clament pour lui, lui font porter ses signes, logos et enseignes, et ainsi affublé le font manifester avec "Rom" écrit partout. Pour que TF1 comprenne bien la colère des militants qui par définition oeuvrent du bon côté de la morale, le "Rom" doit face caméra apparaître dans un état lamentable : démuni, accablé, vivant dans un cloaque, sans espoir, et sans folie, à l'exception de soirs de fête qu'organisent parfois les militants, pour montrer la grande "culture Rom" qui, inaltérable, résiste à tous les attentats. Richissime et appauvri à l'extrême, le "Rom" est par excellence l'humanité bafouée. Par les grands de ce monde déshumanisé, qui regardent TF1 et s'exaspèrent un peu davantage.

Les uns comme les autres escamotent la réalité, manière de préparer le terrain aux invectives féroces, manifestations indignées, pétitions, exaspérations, coups de poing sur la table et coups de grisou. Au beau milieu du théâtre, les prétendus "Roms" assistent au tumulte, et constatent : rien n'évolue d'un iota, chacun reste à sa place. Ainsi se joue ce rapport de farce, tant au niveau national que local, stérile à souhait : on ressasse les mêmes arguments tapageurs, les mêmes images éculées. Rien d'inouï ne saurait advenir, seule perspective envisageable pourtant. Ainsi essayons-nous au PEROU de travailler dans le sillon creusé par artistes, architectes, et chercheurs, insensibles à l'art pompier des banderoles et pétitions. Ainsi oeuvrons-nous, autant que faire se peut, à désesthétiser la controverse pour la réesthétiser autrement, à dépolitiser "la question Rom" pour repolitiser la question ailleurs.


Des prétendus "Roms" inscrits dans un "parcours d'insertion"
prétendument mis en oeuvre pour des "familles Roms"
14 juin, "Base de vie", Ris-Orangis, Laurent Malone
PS : Un jeune breton s'est glissé dans l'image,
sauras-tu le reconnaître ? 



F comme Femmes du bidonville de la Folie, Grigny,
contribution au Glossaire de la Folie, Louise Dumas, juin 2014
PS : Specimen prétendument "Rom", prétendument "non insérées".


Au PEROU, nous ne cessons de prétendre outiller les acteurs publics, quels qu'ils soient, et d'essayer alors de les conduire à poser la question autrement, jusqu'à frayer le chemin à de nouvelles réponses. Outiller les familles elles-mêmes est un enjeu tout aussi crucial, tant elles s'avèrent baladées depuis des années au gré de cette controverse sur la "question Rom" allant s'épaississant, et ne voyant néanmoins pas l'once d'une éclaircie se dessiner. Ce samedi 14, lors d'une réunion improvisée suite à quelques nouvelles (sombres) informations au sujet de l'avenir du bidonville de la Folie, une question nous est posée : "Comment expliquer que la Mairie communiste de Grigny exige notre expulsion alors que dans le même moment les communistes de l'Essonne appellent à une manifestation contre les expulsions des bidonvilles ?". C'est que nous venions d'échanger au sujet de l'appel de l'ASEFRR, association départementale liée aux réseaux communistes locaux, appel relayé sur le site du PC de l'Essonne ici. Un exposé s'en est alors suivi sur le jeu des acteurs locaux tout autour du bidonville de la Folie, et une cartographie s'est dessinée sur la façade de la baraque devant laquelle nous étions à une cinquantaine réunis.


Tableau noirci, Bidonville de la Folie, Grigny, 14 juin
Photo : Laurent Malone


Beaucoup de rires, et de commentaires acérés sur les petites mafias et les grandes malhonnêtetés dont fait ainsi preuve, sur le sujet, la classe politique française en général, locale en particulier. "Tout ceci ne nous rassure pas quant à la survie de ce bidonville, mais ça nous donne quelques arguments nouveaux : c'est exactement le même fonctionnement lamentable qu'en Roumanie, on a donc la culture qu'il faut pour s'intégrer en France !". A 20h23, cette fulgurance traversait le bidonville, suivie d'une intuition : "Nous devons urgemment sortir de ce suffoquant bourbier, nous constituer en association et aller chercher nous-même, au niveau européen, les financements nécessaires à la mise en oeuvre de projets tels que ceux que dessinent avec nous les architectes du PEROU". D'où le travail que nous conduisons au jour le jour, accueillant notamment en résidence chaque semaine de juin une équipe d'architectes qui, avec les familles, travaille ici à dessiner un ailleurs. Ce travail est d'émancipation, et raconte une histoire de familles non plus assignées à leur identité (déplorable ou admirable) "Rom", mais s'inventant une identité par définition poreuse à la nôtre, elle-même en devenir, jamais arrêtée. Sur le terrain de la Folie, au mépris des images ressassées, c'est la liberté que nous cultivons ensemble.










Premières études du collectif "Sixième Continent", en résidence au PEROU, sur le terrain de la Folie


Des utopies s'esquissent peu à peu, concrètes si tant est que nous nous en saisissions et leur donnions leur poids de réalité, leur force d'évidence. Chemin faisant, rêvant à un ailleurs hors de ce temps de lutte que nous partageons, nous prenons soin du quotidien, et ô combien. Aujourd'hui, sur les 115 adultes vivant dans le bidonville de la Folie, 66 sont domiciliés, 16 en attente de réponse du Maire de Grigny, 8 de celui de Ris-Orangis, et 23 autres nous ont demandés par lettre de les accompagner dans telle démarche. Parmi ces 115 adultes, 40 bénéficient d'une couverture maladie, 38 sont inscrits à Pôle Emploi, 52 ont un CV, 10 suivent des cours de Français et 12 ont, ces quelques dernières semaines, signé un contrat de travail. Sur les 84 enfants habitants là, 60 sont en âge d'être scolarisés, et 45 le sont effectivement. Les parents de 13 enfants non encore scolarisés nous ont écrits qu'ils souhaitent que nous les accompagnons dans telle démarche. Au quotidien, les membres du Collectif des Ambassadeurs des Roms, riverains rassemblés depuis l'action de Ris-Orangis, accompagnent chacun ouvrir un compte bancaire, créer un pass navigo, ouvrir une Aide Médicale d'Etat, contredisant toutes les représentations, malveillantes (pauvres, ils sont une charge pour la société) comme bienveillantes (pauvres, ils sont à prendre en charge par la société). Ce bidonville est une ruche, et l'avenir s'y construit quoi qu'en pensent les pelleteuses et ceux qui songent fermement à les mobiliser. Plus qu'aux femmes, enfants et hommes ici réunis, c'est à la liberté que ces derniers font la guerre. Cette liberté de réinventer les questions, la langue, le mot "Rom", nos identités, et notre avenir à partir de ce grand bouleversement.



J comme Jeune fille du bidonville de la Folie,
Contribution au Glossaire de la Folie, Mahé Aguera, 10 juin 2014



vendredi 6 juin 2014

Mairie de Grigny, 5 juin 2014, 12h05





La résidence du PEROU sur le terrain de la Folie
Grigny, 5 juin 2014


Au beau milieu de la Folie, la résidence du PEROU bat pavillon, flanquée de sa devise : "Ailleurs commence ici". Ces trois mots, nous les empruntons à Paul Virilio et Raymond Depardon qui, en 2008 présentaient à la Fondation Cartier leur exposition "Terre Natale". Leur propos : tisser par l'image les liens entre ici et ailleurs, suivant notamment les pas d'innombrables migrants "repeuplant" la planète, destin d'une humanité poussée toujours plus loin par les secousses politiques, économiques, climatiques. Cette enseigne, nous la devons à Malte Martin et son équipe, graphistes attentionnés qui avaient habillé l'Ambassade du PEROU à Ris-Orangis des lettres capitales "ETRE ICI VIVRE MAINTENANT". Cette devise, nous la tirons du fil poursuivi par notre travail : prendre soin de "l'ici" tant et si chaleureusement qu'un "ailleurs" puisse s'inventer, horizon de vie hors l'insalubrité et la menace d'une violence aveugle sans cesse renouvelée.

D'aucuns prétendent que le PEROU défend la "pérennisation du bidonville". Ceux-là tentent péniblement de masquer que ce sont les pelleteuses qui font se "pérenniser" les situations invivables, faisant se déplacer, sans l'altérer, ce qui demeure cloaque et désespérance. Tristes sires, ils tournent le dos à l'évidence : qu'il nous faut "appréhender avec plaisir ce qui autrement pose problème", suivant une autre devise, celle de nos merveilleux amis de l'Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine. Au PEROU, nous ne défendons pas les Roms, ni même les pauvres, ni qui que ce soit contre qui que ce soit d'autre : nous nous appliquons à défendre la réalité, contre tout ce qui viserait à l'évider de sa force ; nous nous appliquons à repérer ce qui palpite au beau milieu du désastre, à cultiver la vitalité ici manifeste, jusqu'à ce qu'un ailleurs se dessine enfin. 






D comme Détails
Série pour le Glossaire de la Folie, Laurent Malone


Au quotidien, la résidence accueille artistes, architectes, auteurs, chercheurs contribuant à la contre-expertise que nous nous sommes donnés de rendre publique en contrepoint des enquêtes (policières, sociales) ayant une furieuse tendance à escamoter la réalité. Anne Querrien, urbaniste et codirectrice de la revue Multitudes ; Sylvaine Bulle, Maître de conférence en sociologie à l'EHESS ; Elsa Nemo, dessinatrice ; Stéphanie Pryen, Maître de conférence en sociologie à Lille 1 ; Aude Tincelin, photographe ; Julien Fezans, artiste sonore ; Valérie de Saint-Do, journaliste ; Joao Santos, architecte ; Victor Meesters et Charlotte Cauwer, architectes (collectif 6e Continent) ; Amandine Langlois et Camille Chardayre, designers (collectif Premices) ; Sylvestre Leservoisier, poète ; Laurent Malone, photographe ; Stéphane Bérard, artiste ; Jean-Jacques M'U, artiste et éditeur ; Emma Saunders, géographe ; Mahé Aguerra, photographe ; etc. Tels sont quelques-uns des amis ayant pris part à cette première semaine de résidence, au travail de concevoir avec les familles de nouvelles représentations quant à leur présent comme à leur avenir.

A sa manière, l'Arrêté d'expulsion publié par le Maire de Ris-Orangis le 29 mars 2013 décrivait les lieux, et n'envisageait à partir de sa méthode d'enquête que le pire. A leur manière, avec leurs outils, les travailleurs sociaux diligentés la semaine dernière sur le terrain de la Folie décrivent les lieux, et n'envisagent au filtre de leurs méthodologies rien qui vaille. A notre manière, nous décrivons, augmentons le répertoire des représentations, et nous efforçons de tracer des perspectives nouvelles. Pour ce faire, il nous faut démultiplier les regards, les attentions, les approches, les curiosités, les rencontres, les relations, les dialogues, les fêtes, les nuits et les jours. Pour ce faire, il nous faut accueillir d'innombrables contributeurs encore : le chantier est ouvert à la puissance publique que nous formons d'être ensemble à l'ouvrage, toujours plus nombreux nécessairement. Nulle inscription nécessaire, sinon sur le territoire, sinon dans l'aventure collective, en notant que tous les mardi à 19h, nous nous réunissons autour de la résidence pour compter les forces.




B comme Bidons
Série pour le Glossaire de la Folie, Laurent Malone


Tracer des perspectives ne s'entend qu'à partir du bouleversement des représentations générales sur "ces gens là" comme sur "ces camps là". Tracer des perspectives ne s'entend, simultanément, qu'à partir de la transformation des situations particulières de chacun vivant ici. Il est une clé, élémentaire, pour chacun : détenir une adresse administrative, ouvrant la possibilité de signer un contrat de travail (à ce jour, 12 adultes du terrain de la Folie ont signé un contrat de travail, le dernier en date étant un CDI à temps plein), de scolariser ses enfants, de bénéficier de l'accès aux soins. Il est une folie furieuse en nos contrées aujourd'hui, à savoir le refus se généralisant de domicilier "ces gens là" vivant dans "ces camps là" : c'est non seulement mépriser les textes qui ne conçoivent tel refus que si l'administration prouve que le requérant ne possède aucun lien avec le territoire en question ; mais c'est aussi une vertigineuse aberration de la part de quiconque s'affirmant "exaspéré" par la situation, puisque c'est faire obstacle à l'accès au travail, à l'autonomie des familles et donc à leur sortie du bidonville. Pour faire se renverser la tendance, nous nous sommes rendus ce jeudi 5 juin au Centre Communal d'Action Sociale, administration communale sise l'Hôtel de Ville de Grigny, afin d'y faire inscrire au registre des domiciliés sept personnes du bidonville parmi la quarantaine aujourd'hui encore sans domicile.

A 9h30, nous pénétrons très sagement, deux membres du PEROU et sept personnes du bidonville, l'Hôtel de Ville et prenons place dans la salle d'attente. Quelques minutes plus tard nous sommes accueillis, le sourcil froncé dès lors qu'apparaît simultanément le visage d'un candidat à la domiciliation et le mot "PEROU". "Je contacte la directrice", nous dit-on dans la minute, signe d'intranquilité certaine. Quelques atermoiements plus tard, et après bref passage devant une conseillère nous confirmant que les choses menacent d'être complexes, nous sommes effectivement reçus par la directrice, les deux membres du PEROU ainsi que l'un des candidats. Verbatim :

- Je viens de contacter le cabinet du Maire qui me demande de vous dire qu'il travaille à la définition d'un projet d'insertion pour quelques familles…
- Nous en doutons sérieusement pour l'heure, mais qu'importe puisque telle n'est pas la question posée aujourd'hui : nous accompagnons en l'occurrence des personnes qui, pour signer un contrat de travail par exemple, ont besoin comme vous le savez d'une adresse administrative. Celle-ci, le CCAS que vous dirigez se doit de leur faire obtenir, en vertu d'un certain nombre de textes que vous connaissez mieux que nous. 
- D'accord, alors j'obéis à des directives du Maire, je suis fonctionnaire, et aujourd'hui j'ai pour consigne de ne plus domicilier de Roms. 
- "Ne plus domicilier de Roms" ? Vous savez forcément, de la place qui est la vôtre, que telle directive est hallucinante. Mais d'ailleurs, qu'est ce qui vous fait dire que cette personne qui se trouve devant vous est bien Rom ? Pour quelle raison croyez-vous que cette directive, au demeurant contraire aux lois de la République, s'applique à cet homme ici présent ? 
- Je ne sais pas… Il est présenté comme tel puisque c'est vous qui l'accompagnez. 
- Pas le moins du monde : le PEROU est une association qui travaille avec des sans-abri, quelle que soit la nationalité, la culture, l'ethnie ou les croyances de ceux-ci. Qui vous dit donc que cette personne est un Rom ? 
- Non mais la directive s'applique à toute personne sans papier. 
- Tout va bien alors, puisque cet homme est européen, il est donc régulier sur ce territoire, et cette directive, de plus en plus scabreuse, ne s'applique donc pas à lui. 
- Non mais il habite le camp de Roms. 
- Mais qu'est ce que c'est qu'un "camp de Roms" ? La situation que vous évoquez n'est pas "un camp de Rom", c'est un bidonville qu'habitent des familles roumaines en l'occurrence, mais évidemment pas toutes Roms. Une chose est d'appliquer une directive, contrainte par votre hiérarchie, parfaitement illégale. Une autre chose est de décréter à cet instant précis que cette directive, stigmatisant des "Roms", s'applique à cet homme assis face à vous dont le visage, l'apparence, ou quoi que soit d'autre, vous prouverait qu'il est Rom. Nous entrons là en plein délire. 
- Pour moi il fait partie du camp, et pour toute personne présente sur le camp on nous a donné l'ordre de ne pas les domicilier. 
- Il suffit donc que ce monsieur s'installe sur le parking de l'Hôtel de Ville pour que, apparaissant ici simple "sans-abri", il puisse obtenir de vos services une domiciliation administrative ? 
- Je ne pense pas non. Et puis il faut avoir des liens avec la ville. 
- Tout va bien alors : nous avons d'innombrables documents depuis un an que nous travaillons ici prouvant que cette personne a tissé bien des liens avec la ville de Grigny, notamment les CV que nous avons réalisés en août 2013, mais encore l'assignation en référé du 12 juillet 2013 établie à la demande de la Mairie en vue de l'expulsion du terrain de la Folie qui liste toutes personnes habitant là dont cette personne ici présente, et c'est dire si ses liens sont forts puisqu'il est toujours là malgré la menace. Et vous n'êtes pas sans savoir que les textes exigent que preuve d'absence de liens soit faite par l'administration pour motiver un refus, non l'inverse. Pour résumer, vous êtes en train de nous dire que la Mairie de Grigny méprise le droit de ce sans-abri, faisant barrage notamment à son obtention d'une domiciliation administrative. Vous savez donc que cette Mairie mérite une injonction du Défenseur des droits que nous allons saisir ? 
- Oui je le sais. Je ne fais qu'appliquer les consignes de la représentation politique. 
- Vous appliquez un ordre totalement discriminatoire… 
- Je le sais. 
- La circulaire de 2008 prévoit également que tout refus soit notifié par écrit, ce que vous allez faire ?
- Non, j'ai la consigne de ne pas vous faire d'attestation écrite. 
- Ici on n'applique également pas les circulaires ? Nous allons donc immédiatement saisir le Défenseur des droits, et alerter la presse. 
- Ecoutez, je vais interpeler de nouveau le cabinet, si vous voulez bien patienter. 
- Très bien, nous retournons dans la salle d'attente.



I comme Intérieur
Série pour le Glossaire de la Folie, Laurent Malone


Cet entretien s'est déroulé quelques jours après la publication, par l'antenne Essonnienne du PCF, d'un tract dénonçant à grands fracas la politique "anti-Roms" du gouvernement, l'humanisme défait, les principes piétinés, les valeurs insultées. Ce tract, lisible ici, tresse en fin de route des lauriers à la Commune de Grigny, ce qui est parfaitement savoureux. Voilà qui caractérise la misère politique dans laquelle nous baignons, misère dont le PCF n'a pas le monopole : donner au monde des leçons de vertu tout en omettant de s'efforcer d'être soi-même vertueux. Ceci témoigne sans doute du fait que nous ne sommes pas encore complètement au fond du trou : les professionnels de la politique de presque tout bord, et leurs experts en communication, jugent qu'il est encore nécessaire de se prétendre humaniste. Il y aura pire : le jour où les discours s'accorderont aux actes, et où à l'unisson chacun se félicitera de conduire une politique au mépris de l'humanité. Force est de constater que nous n'en sommes pas encore tout à fait là.

Cet entretien s'est déroulé avec une personne responsable d'un service social soumise à des consignes contredisant sans nul doute la définition qu'elle se fait de sa mission. Voici l'une des victimes collatérales de ce climat politique nauséeux, démunie, maltraitée dans sa fonction. Le Code de la défense nationale stipule que "le militaire ne doit pas exécuter un ordre prescrivant d'accomplir un acte manifestement illégal ou contraire au droit international". A quand un tel texte pour les travailleurs sociaux et autres acteurs bien intentionnés agissant dans le cadre de cette politique de violence contraire aux lois de la République comme aux principes les plus fondamentaux de l'Union Européenne ?

Cet entretien s'est déroulé en quelques minutes, et nous sommes donc sortis patienter sagement, dans l'attente d'une nouvelle consigne du cabinet du Maire réuni quelques étages au dessus. Il était 10h45. Une heure plus tard, sans nouvelle, nous nous sommes inquiétés. La directrice de nous rassurer : "Ils étudient les textes, et vous demandent de patienter encore un peu". A 11h55, cinq minutes avant la fermeture de la Mairie, nous demandions à la directrice du CCAS de prévenir le cabinet que nous étions lassés d'attendre, que nous quittions les lieux, et allions saisir en sortant le Défenseur des Droits et interpeller la presse. En chemin, nous étions rattrapés par la directrice : "J'ai pour consigne de prendre les noms et numéros de téléphone des personnes, nous les rappellerons demain pour leur donner un rendez-vous". Il était 12h05, les sept personnes épelaient leurs prénoms et noms, et nourrissaient à ce moment précis l'espoir que les impasses se lèvent enfin. Le lendemain, rendez-vous leur a été donné pour jeudi prochain 9h, pour un "entretien d'évaluation" précédant d'une semaine la réponse définitive de l'administration. Procédure régulière, témoignant peut-être d'un changement de perspective de la Mairie de Grigny, permettant d'enfin imaginer coopérer avec celle-ci afin d'inventer une autre solution que l'expulsion que tous les voyants annoncent imminente.





S comme Seuils
Série pour le Glossaire de la Folie, Laurent Malone


PS : On ne le répétera jamais assez, l'Imagier trilingue dessiné par les enfants du bidonville de la Folie et conçu par les deux membres du PEROU Joana Zimmermann et Victoria Zorraquin cherche ses financements. A 19 jours de l'échéance, manquent encore 2 000 euros afin de permettre sa publication et son envoi aux écoles d'Ile de France où sont scolarisés des enfants roumains. Pour offrir aux gamins cet outil leur permettant de créer des liens nouveaux avec leurs camarades de classe, nous espérons que chaque lecteur de ce billet puisse contribuer (500 lecteurs en moyenne par jour, si un sur 10 mettait 2 euros dans la balance, l'affaire serait rapidement pliée !), et faire suivre le lien, en commençant par cliquer dessus ici.

PS 2 : Ci-dessous, l'article du Parisien en date du 3 juin faisant état de ce projet d'Imagier, juste sous un article témoignant de l'expulsion de l'Usine Galland, à quelques kilomètres de là, des familles avec lesquelles travaillaient notamment nos amis d'Intermèdes Robinson. Dans quelques semaines, ces familles construirons un nouveau bidonville, non loin de là, ne modifiant pas d'un iota "l'inhumanité" de la situation dont feint de s'alarmer le Maire UMP de Palaiseau. Première conformation : à droite comme à gauche, il paraît encore nécessaire de s'affirmer humaniste. Seconde confirmation : à droite comme à gauche, on travaille à faire se pérenniser les bidonvilles sur le territoire, au mépris de "l'exaspération" légitime des riverains d'ici comme ailleurs.



mardi 3 juin 2014

Lettre au Préfet de l'Essonne


Ci-dessous, la lettre envoyée au Préfet de l'Essonne le 29 mai 2014, ainsi que le Communiqué annonçant l'ouverture de la résidence du PEROU dans le bidonville de Grigny. Chaque jour qui passe, les pelleteuses se rapprochent. Chaque jour qui passe nous avons à occuper le terrain et faire ce qu'il y a à faire, afin qu'obstacles multiples soient posés sur le chemin des machines, et que les hommes leur résistent enfin.


----------------------------





A l’attention de Monsieur  Bernard Schmeltz
Préfet de l’Essonne
Boulevard de France
91000 Evry


Grigny, le  29 mai 2014



Monsieur le Préfet de l’Essonne, 



Association présidée par le paysagiste et auteur Gilles Clément, soutenue en Essonne par le Conseil Général de l’Essonne, le CAUE 91, le Député de la 10e circonscription de l’Essonne, le PUCA, la DIHAL, et la Fondation Abbé Pierre, le PEROU - Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines - poursuit depuis deux ans un travail de recherche dans les bidonvilles de Ris-Orangis, de Viry-Châtillon et de Grigny. Avec les outils de ses membres (architectes, urbanistes, artistes, chercheurs en sciences sociales), l’association vise à rénover le répertoire des savoirs sur ces situations urbaines problématiques, et à outiller la collectivité afin d’imaginer d’autres réponses que celles, désastreuses, qui ont aujourd’hui cours. Force est en effet de constater que les politiques d’expulsion telles que systématisées depuis quelques années contribuent à la pérennisation du bidonville dans sa forme la plus problématique : conduisant à sa reconstitution quelques centaines de mètres plus loin, elles s’avèrent aussi violentes pour les familles migrantes qu’inconséquentes pour la collectivité. Opposés à ce que telle déroute se prolonge, nous nous sommes donc mis au travail en Essonne afin d’accompagner familles et collectivité vers d’autres perspectives de sortie du bidonville. 

Comme vous le savez, le travail que nous avons entrepris dans le bidonville de la Nationale 7 à Ris-Orangis a contribué à faire émerger un projet d’insertion, le premier du genre en Essonne. Sous l’égide du Conseil Général, nous avons pris part à ce projet en accompagnant les familles jusqu’à l’intégration d’une «base de vie», et en développant sur ce terrain différents menus chantiers dont nous fêtons l’achèvement les samedi 31 mai et 14 juin. Au-delà de ce projet, concernant 38 personnes parmi les 150 avec lesquelles nous oeuvrions à Ris-Orangis, nous avons poursuivi un travail avec celles qui, jugées non insérables à l’issue d’une «enquête sociale» conduite en une demie-journée, se sont établies sur le terrain dit «de la Folie» à Grigny en mai 2013. Ici, en collaboration avec un collectif de riverains, le Collectif des Ambassadeurs des Roms, nous avons accompagné les adultes vers l’emploi, les enfants vers l’école. Ici, en collaboration avec l’association Intermèdes Robinson et Amnesty International, nous avons conçu avec les enfants un imagier trilingue que nous offrirons à la rentrée prochaine aux écoles du département. Ici, en collaboration avec la communauté d’Emmaüs Longjumeau, nous avons répondu à l’urgence en creusant un drain parcourant toute la longueur du bidonville, en posant plusieurs tonnes de BRF afin de garder le site hors boue, en installant une vingtaine d’extincteurs, en réparant une dizaine de baraques qui menaçaient de s’écrouler, en fixant des plaques d’aération dans chacune d’entre elles, etc. Ceci afin de créer les conditions les «moins pires» afin qu’un réel travail d’anticipation de la sortie du bidonville puisse s’entreprendre. Ceci afin que la circulaire du 26 août 2012 puisse pleinement être appliquée, et que la mise en œuvre effective de l’expulsion de ce terrain soit précédée d’un travail, par définition extrêmement délicat, d’invention de réponses durables pour chacune des familles réfugiées là. 
Aujourd’hui, n’étant pas parvenus à entrer en dialogue avec la Mairie de Grigny afin de l’accompagner dans ce travail que chacun sait difficile, nous nous établissons en permanence sur le terrain de la Folie afin d’y produire une «contre-enquête sociale» et d’assumer, autant que nous le pouvons, la charge d’anticiper la sortie du bidonville en dessinant des perspectives d’avenir avec les familles. Pour les besoins de cette permanence, nous avons construit en plein cœur du bidonville un lieu de travail que nous démonterons le 4 juillet prochain. Ici, en collaboration avec de nombreux auteurs, photographes, artistes, nous documenterons précisément le bidonville pour que celui-ci soit décrit à distance des clichés qui l’écrasent. Ici, en collaboration avec des médiatrices formées par le Conseil de l’Europe, des auteurs, des photographes, nous établirons pour chacune des familles volontaires un dossier permettant d’enfin précisément comprendre leur situation. Ici, en collaboration avec des équipes d’architectes, nous dessinerons des projets temporaires et de qualité co-conçus avec les familles, des lieux de vie susceptibles d’être mis en œuvre par les acteurs publics au premier rang desquels vous figurez. 

Vous savez que notre démarche est constructive, et que notre position vis à vis des acteurs publics, quels qu’ils soient, n’a jamais été autre que celle d’une assistance à la mise en œuvre d’autres réponses, respectueuses des personnes concernées comme des textes les plus fondamentaux de notre République. Ce fut le cas à Ris-Orangis, comme le démontre le projet d’insertion qui en est issu et à la réussite duquel nous avons contribué en collaboration avec l’association Le Rocheton. Ceci ne peut manquer d’être le cas à Grigny. Nous ne désespérons jamais du fait que les positions en viennent à changer, et que chacun s’engage finalement sur un chemin commun et vertueux. Par conséquent, nous ne doutons pas du fait qu’un jour prochain nous puissions vous rencontrer en présence de tous les acteurs concernés afin que des projets ambitieux, à mettre en œuvre au delà du seul territoire de Grigny, émergent de cette situation. Afin de faire la preuve, en Essonne, qu’il est possible d’inventer des réponses d’avenir à la multiplication de bidonvilles sur le territoire européen, réponses cruciales pour les familles migrantes, mais aussi pour la collectivité tout entière : telles expérimentations portant sur des formes nouvelles d’hospitalité relèvent à l’évidence de l’intérêt général tant s’accroît d’année en année le nombre de nos contemporains frappés par la grande précarité urbaine. 

Dans l’attente de vous rencontrer prochainement pour discuter constructivement de solutions durables pour les familles vivant dans le bidonville établi sur le terrain de la Folie, je vous prie de bien vouloir recevoir, Monsieur le Préfet, l’expression de mes sentiments les plus républicains.



Sébastien Thiéry, 
Coordinateur des actions du PEROU