vendredi 26 juillet 2013

Faire savoir


Nous nous sommes aventurés jusqu'à Ris-Orangis forts d'un mépris souverain pour la plupart des savoirs constitués, qu'ils relèvent du gloubi-boulga d'anthropologie de bar du commerce ("Les Roms sont nomades, vivent en communauté, cultivent comme une seconde nature la vie en bidonville"), de fantasmes assommants, tant malveillants ("Les Roms sont voleurs, fainéants, se vautrent avec délectation dans la fange et versent de manière réflexe dans la prostitution"), que bienveillants ("Les Roms sont nos amis, ils sont fins bricoleurs, chaleureux devant l'éternel, et font preuve d'un désir fou de s'installer dans un pavillon avec jardinet à Gif-sur-Yvette").

Chercheurs (en quête de nouveaux savoirs et de nouvelles réponses), davantage que militants (en quête de moyens de pression afin qu'adviennent les solutions prétendument existantes qu'un pouvoir prétendument assassin refuse de mettre en oeuvre), nous nous sommes donc rapprochés d'une situation, c'est-à-dire d'un lieu effectif vécu par des personnes singulières, pour nous en mêler, et ainsi apprendre, afin de faire savoir. Chemin faisant, nous avons obtenu que d'autres réponses adviennent que la seule et unique manifestation de la violence. Mais le chemin est encore long afin qu'adviennent, à l'échelle européenne, des réponses dignes de ce nom, hospitalières enfin : ne serait-ce qu'à Grigny, où les deux tiers des familles de Ris-Orangis se trouvent encore dans un bidonville, et où la Mairie s'organise tranquillement afin que la violence ait de nouveau lieu.

Alors, nous poursuivons le chemin, guidés par une seule certitude peut-être : que la politique est toujours quelque chose à refaire, et non pas une routine à appliquer suivant telle ou telle habitude de gouvernement, un réservoir de solutions pré-déterminées en fonction du parti idéologique duquel on se revendique. Alors, nous poursuivons le chemin afin de nous outiller collectivement autrement, afin de sortir de nos positions sclérosées en produisant des savoirs sur nos pratiques, afin de contribuer peut-être aussi à ce que les acteurs de terrains sortent de la névrose qui menace, celle des Shadocks consécutive à la reproduction obstinée de la même action avec l'espoir que des résultats différents adviennent un jour.

Faire savoir, telle est la fonction de ce blog, telle que nous la définissions notamment dans un entretien paru sur le site alternatif d'éducation de lutte et de pédagogie, "Question de classe(s)" (à lire ici). Cette fonction demeure à Grigny, y compris dans la phase de veille mise en oeuvre depuis quelques mois : pour veiller sur ce qui a lieu, consigner les actes des pouvoirs publics, malveillants jusqu'à présent, et organiser par là même la riposte, tout au moins judiciaire puisqu'audience est fixée au 27 août et que nous y serons ô combien présents. Notons qu'il a fallu que nous invitions le député à venir rencontrer les familles, que celui-ci alarme la Mairie sur l'absence renouvelée de point d'eau afin que l'on assiste, dans la foulée, à la mise en place de ce point d'eau à proximité du bidonville. Au sujet de la scolarisation des enfants comme de la domiciliation des familles, nous entreprenons donc une stratégie identique : faire savoir combien le droit est piétiné auprès des acteurs institutionnels susceptibles de rappeler à la Mairie le contenu de la loi tant et si fortement qu'elle en vient à l'appliquer.


Le 16 juillet, le député prend acte de l'absence de point d'eau et s'en alarme auprès du Maire de Grigny


Le 18 juillet, un point d'eau, certes parfaitement
rudimentaire, est installé par la Mairie sur le terrain 


Faire savoir, c'est poursuivre notre travail de chercheurs, et ce avec le soutien du PUCA - Plan Urbanisme Construction Architecture, organisme interministériel qui commande au PEROU une large étude sur l'action conduite à Ris-Orangis, ainsi que sur ses différents prolongements. C'est ainsi publier nos propres matériaux constitués dans l'action, nos savoirs inouïs sur ce qui a lieu, a eu lieu, sur les positions des acteurs institutionnels comme associatifs, sur les gestes porteurs et ceux qui ne le furent pas. C'est ainsi créer les conditions d'un regard critique sur ce que nous avons mis en oeuvre, et faire en sorte que l'on puisse transmettre des savoir et savoir-faire utiles à d'autres, au delà de Ris-Orangis ou Grigny.

Faire savoir, c'est partager nos questionnements, comme nos certitudes acquises en chemin. Des rencontres en résultent, et notamment les apéropérou au gré desquels nous avons débattus avec Patrick Bouchain, Michel Butel, Jean-Paul Curnier, François Cusset, Patrice Cieutat, Bruno Six et Antoine Laurendeau, apéropérou qui reprendront de manière mensuelle à partir de septembre. Des publications en résultent, comme un long entretien paru dans la très clairvoyante revue Mouvements. Des idées et des luttes, dans son numéro 74 (été 2013) intitulé "La ville brûle-t-elle ? Pour une réappropriation citoyenne de nos villes" (lire le sommaire ici). Des documents radiophoniques en résultent, comme ce reportage sur l'intervention du PEROU à Grigny diffusé sur France Culture, dans la rubrique le "Choix de la rédaction"(à écouter ici), ou cette émission de la Voix des Rroms consacrée au PEROU et diffusée sur les ondes de Fréquence Paris Plurielles (à écouter ici). Des événements en résultent, comme celui organisé à la librairie de la Parole Errante à Montreuil en présence des auteur du livre La Place Ris Orangis, comme celui à venir au Musée de l'histoire de l'immigration le 12 septembre autour du film La Place Ris Orangis, ou encore, comme celui programmé au festival de cinéma de Douarnenez où le PEROU ainsi que des habitants de la Place de l'Ambassade présenteront plusieurs films le 28 août, parmi lesquels Considérant qu'il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir, interprétation libre de l'arrêté d'expulsion pour péril imminent qui conduisit les pelleteuses à détruire la Place de l'Ambassade.





Avançant ainsi, à tâtons, contre les savoirs destructeurs qui de loin opèrent et laminent, nous poursuivons le projet d'une science coproduite, chemin faisant, avec celles et ceux qui s'avèrent concernés par les savoirs dont il est question, d'une "science ambulante", créatrice de savoirs autrement plus féconds et cruciaux que les sciences défaites qui nous servent aujourd'hui de boussole. Ce faisant, nous poursuivons le chemin éclairé par Deleuze et Guattari, notamment dans Mille Plateaux comme en atteste l'extrait suivant :


"[...] Il faudrait opposer deux types de sciences, ou de démarches scientifiques : l'une qui consiste à « reproduire », l'autre qui consiste à « suivre ». L'une serait de reproduction, d'itération et réitération ; l'autre, d'itinération, ce serait l'ensemble des sciences itinérantes, ambulantes. On réduit trop facilement l'itinération à une condition de la technique, ou de l'application et de la vérification de la science. Mais il n'en est pas ainsi : suivre n'est pas du tout la même chose que reproduire, et l'on ne suit jamais pour reproduire. L'idéal de reproduction, déduction ou induction, fait partie de la science royale, en tout temps, en tout lieu, et traite les différences de temps et de lieu comme autant de variables dont la loi dégage précisément la forme constante : il suffit d'un espace gravifique et strié pour que les mêmes phénomènes se produisent, si les mêmes conditions sont données, ou si le même rapport constant s'établit entre les conditions diverses et les phénomènes variables. Reproduire implique la permanence d'un point de vue fixe, extérieur au reproduit : regarder couler, en étant sur la rive. Mais suivre, c'est autre chose que l'idéal de reproduction. Pas mieux, mais autre chose. On est bien forcé de suivre lorsqu'on est à la recherche des « singularités » d'une matière ou plutôt d'un matériau, et non pas à la découverte d'une forme ; lorsqu'on échappe à la force gravifique pour entrer dans un champ de célérité ; lorsqu'on cesse de contempler l'écoulement d'un flux laminaire à direction déterminée, et qu'on est emporté par un flux tourbillonnaire ; lorsqu'on s'engage dans la variation continue des variables, au lieu d'en extraire des constantes, etc. Et ce n'est pas du tout le même sens de la Terre : selon le modèle légal, on ne cesse pas de se reterritorialiser sur un point de vue, dans un domaine, d'après un ensemble de rapports constants ; mais suivant le modèle ambulant, c'est le processus de déterritorialisation qui constitue et étend le territoire même. « Va à ta première plante, et là observe attentivement comment s'écoule l'eau de ruissellement à partir de ce point. La pluie a dû transporter les graines au loin. Suis les rigoles que l'eau a creusées, ainsi tu connaîtras la direction de l'écoulement. Cherche alors la plante qui, dans cette direction, se trouve la plus éloignée de la tienne. Toutes celles qui poussent entre ces deux-là sont à toi. Plus tard ( ... ), tu pourras accroître ton territoire... ` » Il y a des sciences ambulantes, itinérantes, qui consistent à suivre un flux dans un champ de vecteurs où des singularités se répartissent comme autant d' « accidents »." 

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