Depuis le 6 décembre 2012, 85 billets ont été postés sur ce blog, journal d'un acte collectif risqué dans l'ombre de politiques aveugles. Tous les deux jours en moyenne, il s'agissait de consigner nos pas, pour ne surtout pas oublier combien nous avons dansé. Pour ne pas oublier non plus combien nous avons trébuché.
Ne pas oublier, pour mieux transmettre : le PEROU n'est qu'une utopie parmi nombre d'existantes - le 4 juin à Rome, nous retrouvons Stalker, nos alter ego italiens, pour un moment de travail sur un bidonville occupé par des familles venues de toute l'Europe -, et surtout parmi d'innombrables autres à venir auxquelles il nous faut léguer nos histoires comment autant d'invitations à faire. Aujourd'hui, nous nous consacrons à cela : La Place - Ris Orangis circule merveilleusement (pour contribuer au mouvement, se rendre ici), il concoure au prix du meilleur livre photo des Rencontres Internationales de Photographie d'Arles, sera présenté dans différentes librairies dans les semaines à venir, au Bal très prochainement (à surveiller ici), et dans quelques festivals estivaux tel que celui de Douarnenez (à anticiper ici) ; Joana Zimmermann, plasticienne qui a offert aux enfants les "petits instants" créatifs dans l'Ambassade expose à partir de demain vendredi à la Maison des Ensembles à Paris (voir ici) un travail intitulé "C'était maintenant" où il est question de cette Place rayée de la carte de Ris-Orangis ; quatre films sont en gestation, réalisés par autant de constructeurs du PEROU, et seront probablement tous présentés à Douarnenez fin août ; des rencontres auront lieu tous les mercredi aux Caves Dupetit Thouars à Paris afin d'explorer avec des invités les questions levées par cet acte ; de nombreux textes, travaux photos, et documents sonores émergeront durant les semaines à venir (lire ces jours-ci le reportage d'Adélaïde Robault dans le mensuel Causette sur Les derniers jours d'un bidonville - un teaser ici) ; une exposition sera peut-être enfin conçue pour rassembler en un seul espace manifeste ces preuves éparses de l'humanité qui fit lieu.
Photo : Lionel Antoni |
Ne pas oublier, pour mieux revenir : à Grigny où s'est reconstitué le bidonville, l'expulsion est d'ores et déjà annoncée par une Mairie qui, une fois n'est pas coutume, se lave les mains du désastre. Deux réunions eurent bien lieu ces dernières semaines avec les élus communistes de la Ville, élus dont bien des camarades s'étaient empressés de clouer au pilori les voisins et néanmoins socialistes rissois. Las, la seconde d'entre ces réunions fut banalement déplorable. Alors qu'il s'agissait de proposer à ces édiles de les accompagner dans une politique nécessairement inédite, enfin constructive, ceux-ci n'eurent de réponse que verrouillage à triple tour : ici comme ailleurs, la peur panique qu'un bidonville gangrène la ville commande que l'on s'en débarrasse le plus prestement possible. Verbatim : "Vos toilettes sèches, c'est du sparadrap" ; "Prétendre que ce bidonville puisse être un lieu de vie, c'est insulter les personnes qui y vivent"; "Inventer d'autres réponses avec vous, c'est se substituer à la responsabilité de l'Etat" ; "Votre utopie, on n'en veut pas" ; "Pas une de ces familles ne s'établira durablement à Grigny, allez donc voir des communes plus riches". En quelques navrantes répliques - rappelant notamment le "trop de solidarité tue la solidarité" du Maire socialiste voisin - , le ton merveilleusement sentencieux, ces élus de la République singeaient la posture responsable, se paraient au passage des atours de l'indignation la plus convenue, et avouaient comme si c'était grandiose leur irresponsabilité la plus totale. Il y eut un document distribué en ouverture de la réunion : une lettre adressée par le Maire de Grigny au Préfet en vue de la mise en application de la circulaire du 26 août 2012 ; en langue à peine codée par l'élu local, un tel document veut dire : "Veuillez allumer les moteurs de la pelleteuse !". Il y eut une cerise pourrie sur cette réunion tant avariée que nous l'avons quittée avant que la séance, très basse, ne soit levée : à quelques associations caritatives également invitées pour "parer à l'urgence", on demanda si en distribuant des vivres aux familles, on pouvait espérer ne plus les voir faire la manche devant la Poste. Nous en sommes rendus là : posture compassionnelle pour passer sur tout acte de solidarité active ; cosmétique en lieu et place de politique ; expulsion à l'horizon. "Ils ne passeront pas l'hiver", osait-on pour bien faire entrer dans le crâne de l'assistance qu'à l'automne, il allait nous falloir ramasser les morceaux. Et aider les gosses à ne pas prendre en pleine figure la violence ne cessant de leur être infligée.
Ici comme ailleurs, on adhère au parti électoraliste dont le manifeste est écrit dans une langue ne comprenant que le mot "peur". Ici comme ailleurs, on promet à ces familles ce qu'évidemment on ne ferait jamais subir à sa propre famille. Ici comme ailleurs, tout est abandonné : c'est un désert qui gouverne, à l'image de celui que ces élus rêveraient de nouveau voir s'étendre à l'endroit où, aujourd'hui même, des sourires pourtant resplendissent - soulignons que ce terrain de la Folie est aujourd'hui savamment accidenté, constitué de petites montagnes que ces mêmes élus, il y a une dizaine d'années, avaient "aménagées" pour empêcher que des caravanes ne s'y installent ; stériliser le territoire ou l'art de construire l'hostilité (voir le chef d'oeuvre de Ris-Orangis ici), art ne connaissant pas de frontière partisane et pour l'épanouissement duquel, ici comme ailleurs, on engage bien des deniers publics malgré toutes les crises déplorées. Sans vergogne, pourrait être le titre de cette foutue histoire.
Pour l'heure, nous avons décidé de nous abstenir de rentrer de nouveau en guerre contre cette irresponsabilité fière d'elle-même. Pour l'heure, nous demeurons à distance, mais non loin de là, de telle sorte à observer et porter témoignage semaine après semaine de ce que ces acteurs publics oseront effectivement faire. Gageons que les placer ainsi comme sous surveillance permette d'éviter le pire, et les conduise à installer le point d'eau qui légalement s'impose, à mettre en oeuvre un ramassage des ordures digne de ce nom, à installer les sanitaires sans lesquels tout nécessairement dépérit, à inscrire tous les enfants à l'école, à construire des ponts et merveilles entre le bidonville et la ville, à convier chacun des riverains prétendument "exaspérés" à venir ici danser avec celles et ceux dont le respect de l'humanité est prétendument un sujet d'inquiétude pour ces élus. Gageons donc que cette veille là, réhaussée de celle des riverains de la Place de l'Ambassade qui demeurent les yeux rivés sur ces familles devenues des proches, les oblige à faire place à l'utopie, puisqu'il ne devrait pas en être autrement. Mais il se peut que rien ne se passe ainsi, que le pire se répète puisque les élections municipales l'exigent, et que dans quelques mois les familles se retrouvent à quelques dizaines de mètres de là, comme l'exposent de manière stupéfiante ces deux planches graphiques réalisées par Ruben Salvador et dédiées à notre déraison politique :
Les semaines à venir, nous poursuivrons ce qui fut entrepris à Ris, grâce notamment au collectif de riverains qui ces jours-ci se constitue en association : dans un petit bureau que nous prête l'Eglise de Ris-Orangis, nous recevrons les 35 adultes qui nous ont fait la demande d'obtenir l'un des 35 plus beaux CV du monde ; auprès des services sociaux, et en particulier des Maisons des Solidarités, nous poursuivrons notre travail de médiation, et nous efforcerons d'accompagner les familles dans chacune de leurs démarches en vue de leur régularisation. Les semaines à venir, nous nous efforcerons également d'accompagner les 38 personnes d'ores et déjà régularisées jusque dans leur habitat provisoire à Ris-Orangis. Pour ce faire, le PEROU a accepté du Conseil Général une mission de conception des espaces partagés de la "base de vie" qui devrait sortir de terre - enfin ! - en juin, et de médiation auprès des Rissois comme de l'association Le Rocheton qui par la suite assurera la gestion du site. Pour ce faire, le PEROU va en outre favoriser la constitution d'un comité de veille local, comité qui aura pour fonction de s'assurer de l'effective mise en oeuvre de ce projet d'insertion. Parce que, malgré la violence et l'irresponsabilité, des histoires prometteuses s'écrivent et des visages s'éclairent. Transmettre ces histoires, la lumière de ces visages, c'est suivre ces mots d'Italo Calvino sous l'égide desquels s'est constitué le PEROU :
"L’enfer des vivants n’est pas chose à venir : s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place".
Transmettre ces histoires, la lumière de ces visages, c'est faire de la place à ces "Villes invisibles" qui sous nos yeux bien trop éteint s'inventent, et qui, n'en déplaise aux élus pétrifiés, gagnent du terrain.
Le 85e billet de ce blog annonce une mise en veille de l'équipée du PEROU qui, sur un terrain de Ris-Orangis, avait construit ce qu'il était déraisonnable et nécessaire de construire. Ce blog, journal de l'Ambassade qui n'est plus, change alors temporairement de vocation, et se reconstitue en un instrument de veille, en un radar au rythme lent. Pour, au moins, enregistrer les actes de l'équipe municipale de Grigny et des acteurs publics qui sur le terrain de la Folie seront impliqués. Le temps de consigner notre histoire. Le temps d'en imaginer de nouvelles.
La famille de Dany, devant son hébergement d'insertion, à 7 minutes du lieu de travail de sa maman Monica. Photo : Jean-Pierre Le Hen |
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