dimanche 15 juin 2014

Terrain de la Folie, Grigny, 14 juin, 20h23


Le "Rom" est méprisé, autant qu'il le mérite : rebut humain parmi bien d'autres, il est cet étranger bon à rien, pas même à faire l'effort de se tuer à l'usine pour obtenir un logement social. Puisqu'il en est ainsi, il est somme toute bien naturel qu'une Mairie lui refuse une simple domiciliation : ce faisant, elle nie son existence légale, ne daigne le reconnaître comme présent sur son territoire, ne répertorie pas son corps au nombre des vivants. On ne le fait pas vraiment disparaître, mais oeuvre à le conserver éloigné, dans sa nature profonde, hors d'état d'apparaître : toute manifestation de ce corps dans l'espace public n'est qu'une erreur, une bavure, un dérèglement en cours de réparation. D'ailleurs, apparaissant manifestement souillés sur nos trottoirs ou dans leurs cloaques, ils souillent leur nature humaine sans véritablement s'en rendre compte, à moins qu'ils n'en jouissent, comble de perversité. Pour le bien de l'humanité, il nous faut donc les expulser : les faire disparaître de notre vue nous permettra de ne plus souffrir de l'humiliation qu'ils font subir à l'humanité qu'ils sont.


Un jeune prétendu "Rom" en "parcours d'insertion",
et surpris de l'apprendre.
"Base de vie", Ris-Orangis, 14 juin, photo : Laurent Malone


Le "Rom" est adulé, autant qu'il le mérite : avec deux "r" parfois pour lui donner plus de saveur encore et d'épaisseur de sens, le "Rrom" porte dans ses tissus, son âme ou sa garde-robe la culture des cultures. Il est le plus exotique de nos contemporains, le plus délicieusement différent, le plus obscurément puissant, inaltéré par la société dépressive que nous formons, agrégat d'atomes déracinés. Il est plus humilié que le furent les Cathares, plus riche en épopées que le sont les Celtes, et plus fascinant que quelque autre groupe humain connu à bien y réfléchir. Le "Rom" est aidé par des associations militantes, même s'il n'est pas Rom : qu'il erre de bidonville en bidonville suffit à ce qu'il soit reconnu comme tel, puisque l'anthropologie est de comptoir désormais, et les catégories certifiées par TF1, autorité supérieure s'il en est. Le "Rom", pour peu qu'il en soit vraiment un (mais qu'est-ce à dire, qui pour en attester, comment le devient-on, qui dans la salle serait capable d'en donner une simple définition ?) ne se revendique quasiment jamais comme tel, mais qu'importe : ceux qui l'aident le clament pour lui, lui font porter ses signes, logos et enseignes, et ainsi affublé le font manifester avec "Rom" écrit partout. Pour que TF1 comprenne bien la colère des militants qui par définition oeuvrent du bon côté de la morale, le "Rom" doit face caméra apparaître dans un état lamentable : démuni, accablé, vivant dans un cloaque, sans espoir, et sans folie, à l'exception de soirs de fête qu'organisent parfois les militants, pour montrer la grande "culture Rom" qui, inaltérable, résiste à tous les attentats. Richissime et appauvri à l'extrême, le "Rom" est par excellence l'humanité bafouée. Par les grands de ce monde déshumanisé, qui regardent TF1 et s'exaspèrent un peu davantage.

Les uns comme les autres escamotent la réalité, manière de préparer le terrain aux invectives féroces, manifestations indignées, pétitions, exaspérations, coups de poing sur la table et coups de grisou. Au beau milieu du théâtre, les prétendus "Roms" assistent au tumulte, et constatent : rien n'évolue d'un iota, chacun reste à sa place. Ainsi se joue ce rapport de farce, tant au niveau national que local, stérile à souhait : on ressasse les mêmes arguments tapageurs, les mêmes images éculées. Rien d'inouï ne saurait advenir, seule perspective envisageable pourtant. Ainsi essayons-nous au PEROU de travailler dans le sillon creusé par artistes, architectes, et chercheurs, insensibles à l'art pompier des banderoles et pétitions. Ainsi oeuvrons-nous, autant que faire se peut, à désesthétiser la controverse pour la réesthétiser autrement, à dépolitiser "la question Rom" pour repolitiser la question ailleurs.


Des prétendus "Roms" inscrits dans un "parcours d'insertion"
prétendument mis en oeuvre pour des "familles Roms"
14 juin, "Base de vie", Ris-Orangis, Laurent Malone
PS : Un jeune breton s'est glissé dans l'image,
sauras-tu le reconnaître ? 



F comme Femmes du bidonville de la Folie, Grigny,
contribution au Glossaire de la Folie, Louise Dumas, juin 2014
PS : Specimen prétendument "Rom", prétendument "non insérées".


Au PEROU, nous ne cessons de prétendre outiller les acteurs publics, quels qu'ils soient, et d'essayer alors de les conduire à poser la question autrement, jusqu'à frayer le chemin à de nouvelles réponses. Outiller les familles elles-mêmes est un enjeu tout aussi crucial, tant elles s'avèrent baladées depuis des années au gré de cette controverse sur la "question Rom" allant s'épaississant, et ne voyant néanmoins pas l'once d'une éclaircie se dessiner. Ce samedi 14, lors d'une réunion improvisée suite à quelques nouvelles (sombres) informations au sujet de l'avenir du bidonville de la Folie, une question nous est posée : "Comment expliquer que la Mairie communiste de Grigny exige notre expulsion alors que dans le même moment les communistes de l'Essonne appellent à une manifestation contre les expulsions des bidonvilles ?". C'est que nous venions d'échanger au sujet de l'appel de l'ASEFRR, association départementale liée aux réseaux communistes locaux, appel relayé sur le site du PC de l'Essonne ici. Un exposé s'en est alors suivi sur le jeu des acteurs locaux tout autour du bidonville de la Folie, et une cartographie s'est dessinée sur la façade de la baraque devant laquelle nous étions à une cinquantaine réunis.


Tableau noirci, Bidonville de la Folie, Grigny, 14 juin
Photo : Laurent Malone


Beaucoup de rires, et de commentaires acérés sur les petites mafias et les grandes malhonnêtetés dont fait ainsi preuve, sur le sujet, la classe politique française en général, locale en particulier. "Tout ceci ne nous rassure pas quant à la survie de ce bidonville, mais ça nous donne quelques arguments nouveaux : c'est exactement le même fonctionnement lamentable qu'en Roumanie, on a donc la culture qu'il faut pour s'intégrer en France !". A 20h23, cette fulgurance traversait le bidonville, suivie d'une intuition : "Nous devons urgemment sortir de ce suffoquant bourbier, nous constituer en association et aller chercher nous-même, au niveau européen, les financements nécessaires à la mise en oeuvre de projets tels que ceux que dessinent avec nous les architectes du PEROU". D'où le travail que nous conduisons au jour le jour, accueillant notamment en résidence chaque semaine de juin une équipe d'architectes qui, avec les familles, travaille ici à dessiner un ailleurs. Ce travail est d'émancipation, et raconte une histoire de familles non plus assignées à leur identité (déplorable ou admirable) "Rom", mais s'inventant une identité par définition poreuse à la nôtre, elle-même en devenir, jamais arrêtée. Sur le terrain de la Folie, au mépris des images ressassées, c'est la liberté que nous cultivons ensemble.










Premières études du collectif "Sixième Continent", en résidence au PEROU, sur le terrain de la Folie


Des utopies s'esquissent peu à peu, concrètes si tant est que nous nous en saisissions et leur donnions leur poids de réalité, leur force d'évidence. Chemin faisant, rêvant à un ailleurs hors de ce temps de lutte que nous partageons, nous prenons soin du quotidien, et ô combien. Aujourd'hui, sur les 115 adultes vivant dans le bidonville de la Folie, 66 sont domiciliés, 16 en attente de réponse du Maire de Grigny, 8 de celui de Ris-Orangis, et 23 autres nous ont demandés par lettre de les accompagner dans telle démarche. Parmi ces 115 adultes, 40 bénéficient d'une couverture maladie, 38 sont inscrits à Pôle Emploi, 52 ont un CV, 10 suivent des cours de Français et 12 ont, ces quelques dernières semaines, signé un contrat de travail. Sur les 84 enfants habitants là, 60 sont en âge d'être scolarisés, et 45 le sont effectivement. Les parents de 13 enfants non encore scolarisés nous ont écrits qu'ils souhaitent que nous les accompagnons dans telle démarche. Au quotidien, les membres du Collectif des Ambassadeurs des Roms, riverains rassemblés depuis l'action de Ris-Orangis, accompagnent chacun ouvrir un compte bancaire, créer un pass navigo, ouvrir une Aide Médicale d'Etat, contredisant toutes les représentations, malveillantes (pauvres, ils sont une charge pour la société) comme bienveillantes (pauvres, ils sont à prendre en charge par la société). Ce bidonville est une ruche, et l'avenir s'y construit quoi qu'en pensent les pelleteuses et ceux qui songent fermement à les mobiliser. Plus qu'aux femmes, enfants et hommes ici réunis, c'est à la liberté que ces derniers font la guerre. Cette liberté de réinventer les questions, la langue, le mot "Rom", nos identités, et notre avenir à partir de ce grand bouleversement.



J comme Jeune fille du bidonville de la Folie,
Contribution au Glossaire de la Folie, Mahé Aguera, 10 juin 2014



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire