vendredi 6 juin 2014

Mairie de Grigny, 5 juin 2014, 12h05





La résidence du PEROU sur le terrain de la Folie
Grigny, 5 juin 2014


Au beau milieu de la Folie, la résidence du PEROU bat pavillon, flanquée de sa devise : "Ailleurs commence ici". Ces trois mots, nous les empruntons à Paul Virilio et Raymond Depardon qui, en 2008 présentaient à la Fondation Cartier leur exposition "Terre Natale". Leur propos : tisser par l'image les liens entre ici et ailleurs, suivant notamment les pas d'innombrables migrants "repeuplant" la planète, destin d'une humanité poussée toujours plus loin par les secousses politiques, économiques, climatiques. Cette enseigne, nous la devons à Malte Martin et son équipe, graphistes attentionnés qui avaient habillé l'Ambassade du PEROU à Ris-Orangis des lettres capitales "ETRE ICI VIVRE MAINTENANT". Cette devise, nous la tirons du fil poursuivi par notre travail : prendre soin de "l'ici" tant et si chaleureusement qu'un "ailleurs" puisse s'inventer, horizon de vie hors l'insalubrité et la menace d'une violence aveugle sans cesse renouvelée.

D'aucuns prétendent que le PEROU défend la "pérennisation du bidonville". Ceux-là tentent péniblement de masquer que ce sont les pelleteuses qui font se "pérenniser" les situations invivables, faisant se déplacer, sans l'altérer, ce qui demeure cloaque et désespérance. Tristes sires, ils tournent le dos à l'évidence : qu'il nous faut "appréhender avec plaisir ce qui autrement pose problème", suivant une autre devise, celle de nos merveilleux amis de l'Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine. Au PEROU, nous ne défendons pas les Roms, ni même les pauvres, ni qui que ce soit contre qui que ce soit d'autre : nous nous appliquons à défendre la réalité, contre tout ce qui viserait à l'évider de sa force ; nous nous appliquons à repérer ce qui palpite au beau milieu du désastre, à cultiver la vitalité ici manifeste, jusqu'à ce qu'un ailleurs se dessine enfin. 






D comme Détails
Série pour le Glossaire de la Folie, Laurent Malone


Au quotidien, la résidence accueille artistes, architectes, auteurs, chercheurs contribuant à la contre-expertise que nous nous sommes donnés de rendre publique en contrepoint des enquêtes (policières, sociales) ayant une furieuse tendance à escamoter la réalité. Anne Querrien, urbaniste et codirectrice de la revue Multitudes ; Sylvaine Bulle, Maître de conférence en sociologie à l'EHESS ; Elsa Nemo, dessinatrice ; Stéphanie Pryen, Maître de conférence en sociologie à Lille 1 ; Aude Tincelin, photographe ; Julien Fezans, artiste sonore ; Valérie de Saint-Do, journaliste ; Joao Santos, architecte ; Victor Meesters et Charlotte Cauwer, architectes (collectif 6e Continent) ; Amandine Langlois et Camille Chardayre, designers (collectif Premices) ; Sylvestre Leservoisier, poète ; Laurent Malone, photographe ; Stéphane Bérard, artiste ; Jean-Jacques M'U, artiste et éditeur ; Emma Saunders, géographe ; Mahé Aguerra, photographe ; etc. Tels sont quelques-uns des amis ayant pris part à cette première semaine de résidence, au travail de concevoir avec les familles de nouvelles représentations quant à leur présent comme à leur avenir.

A sa manière, l'Arrêté d'expulsion publié par le Maire de Ris-Orangis le 29 mars 2013 décrivait les lieux, et n'envisageait à partir de sa méthode d'enquête que le pire. A leur manière, avec leurs outils, les travailleurs sociaux diligentés la semaine dernière sur le terrain de la Folie décrivent les lieux, et n'envisagent au filtre de leurs méthodologies rien qui vaille. A notre manière, nous décrivons, augmentons le répertoire des représentations, et nous efforçons de tracer des perspectives nouvelles. Pour ce faire, il nous faut démultiplier les regards, les attentions, les approches, les curiosités, les rencontres, les relations, les dialogues, les fêtes, les nuits et les jours. Pour ce faire, il nous faut accueillir d'innombrables contributeurs encore : le chantier est ouvert à la puissance publique que nous formons d'être ensemble à l'ouvrage, toujours plus nombreux nécessairement. Nulle inscription nécessaire, sinon sur le territoire, sinon dans l'aventure collective, en notant que tous les mardi à 19h, nous nous réunissons autour de la résidence pour compter les forces.




B comme Bidons
Série pour le Glossaire de la Folie, Laurent Malone


Tracer des perspectives ne s'entend qu'à partir du bouleversement des représentations générales sur "ces gens là" comme sur "ces camps là". Tracer des perspectives ne s'entend, simultanément, qu'à partir de la transformation des situations particulières de chacun vivant ici. Il est une clé, élémentaire, pour chacun : détenir une adresse administrative, ouvrant la possibilité de signer un contrat de travail (à ce jour, 12 adultes du terrain de la Folie ont signé un contrat de travail, le dernier en date étant un CDI à temps plein), de scolariser ses enfants, de bénéficier de l'accès aux soins. Il est une folie furieuse en nos contrées aujourd'hui, à savoir le refus se généralisant de domicilier "ces gens là" vivant dans "ces camps là" : c'est non seulement mépriser les textes qui ne conçoivent tel refus que si l'administration prouve que le requérant ne possède aucun lien avec le territoire en question ; mais c'est aussi une vertigineuse aberration de la part de quiconque s'affirmant "exaspéré" par la situation, puisque c'est faire obstacle à l'accès au travail, à l'autonomie des familles et donc à leur sortie du bidonville. Pour faire se renverser la tendance, nous nous sommes rendus ce jeudi 5 juin au Centre Communal d'Action Sociale, administration communale sise l'Hôtel de Ville de Grigny, afin d'y faire inscrire au registre des domiciliés sept personnes du bidonville parmi la quarantaine aujourd'hui encore sans domicile.

A 9h30, nous pénétrons très sagement, deux membres du PEROU et sept personnes du bidonville, l'Hôtel de Ville et prenons place dans la salle d'attente. Quelques minutes plus tard nous sommes accueillis, le sourcil froncé dès lors qu'apparaît simultanément le visage d'un candidat à la domiciliation et le mot "PEROU". "Je contacte la directrice", nous dit-on dans la minute, signe d'intranquilité certaine. Quelques atermoiements plus tard, et après bref passage devant une conseillère nous confirmant que les choses menacent d'être complexes, nous sommes effectivement reçus par la directrice, les deux membres du PEROU ainsi que l'un des candidats. Verbatim :

- Je viens de contacter le cabinet du Maire qui me demande de vous dire qu'il travaille à la définition d'un projet d'insertion pour quelques familles…
- Nous en doutons sérieusement pour l'heure, mais qu'importe puisque telle n'est pas la question posée aujourd'hui : nous accompagnons en l'occurrence des personnes qui, pour signer un contrat de travail par exemple, ont besoin comme vous le savez d'une adresse administrative. Celle-ci, le CCAS que vous dirigez se doit de leur faire obtenir, en vertu d'un certain nombre de textes que vous connaissez mieux que nous. 
- D'accord, alors j'obéis à des directives du Maire, je suis fonctionnaire, et aujourd'hui j'ai pour consigne de ne plus domicilier de Roms. 
- "Ne plus domicilier de Roms" ? Vous savez forcément, de la place qui est la vôtre, que telle directive est hallucinante. Mais d'ailleurs, qu'est ce qui vous fait dire que cette personne qui se trouve devant vous est bien Rom ? Pour quelle raison croyez-vous que cette directive, au demeurant contraire aux lois de la République, s'applique à cet homme ici présent ? 
- Je ne sais pas… Il est présenté comme tel puisque c'est vous qui l'accompagnez. 
- Pas le moins du monde : le PEROU est une association qui travaille avec des sans-abri, quelle que soit la nationalité, la culture, l'ethnie ou les croyances de ceux-ci. Qui vous dit donc que cette personne est un Rom ? 
- Non mais la directive s'applique à toute personne sans papier. 
- Tout va bien alors, puisque cet homme est européen, il est donc régulier sur ce territoire, et cette directive, de plus en plus scabreuse, ne s'applique donc pas à lui. 
- Non mais il habite le camp de Roms. 
- Mais qu'est ce que c'est qu'un "camp de Roms" ? La situation que vous évoquez n'est pas "un camp de Rom", c'est un bidonville qu'habitent des familles roumaines en l'occurrence, mais évidemment pas toutes Roms. Une chose est d'appliquer une directive, contrainte par votre hiérarchie, parfaitement illégale. Une autre chose est de décréter à cet instant précis que cette directive, stigmatisant des "Roms", s'applique à cet homme assis face à vous dont le visage, l'apparence, ou quoi que soit d'autre, vous prouverait qu'il est Rom. Nous entrons là en plein délire. 
- Pour moi il fait partie du camp, et pour toute personne présente sur le camp on nous a donné l'ordre de ne pas les domicilier. 
- Il suffit donc que ce monsieur s'installe sur le parking de l'Hôtel de Ville pour que, apparaissant ici simple "sans-abri", il puisse obtenir de vos services une domiciliation administrative ? 
- Je ne pense pas non. Et puis il faut avoir des liens avec la ville. 
- Tout va bien alors : nous avons d'innombrables documents depuis un an que nous travaillons ici prouvant que cette personne a tissé bien des liens avec la ville de Grigny, notamment les CV que nous avons réalisés en août 2013, mais encore l'assignation en référé du 12 juillet 2013 établie à la demande de la Mairie en vue de l'expulsion du terrain de la Folie qui liste toutes personnes habitant là dont cette personne ici présente, et c'est dire si ses liens sont forts puisqu'il est toujours là malgré la menace. Et vous n'êtes pas sans savoir que les textes exigent que preuve d'absence de liens soit faite par l'administration pour motiver un refus, non l'inverse. Pour résumer, vous êtes en train de nous dire que la Mairie de Grigny méprise le droit de ce sans-abri, faisant barrage notamment à son obtention d'une domiciliation administrative. Vous savez donc que cette Mairie mérite une injonction du Défenseur des droits que nous allons saisir ? 
- Oui je le sais. Je ne fais qu'appliquer les consignes de la représentation politique. 
- Vous appliquez un ordre totalement discriminatoire… 
- Je le sais. 
- La circulaire de 2008 prévoit également que tout refus soit notifié par écrit, ce que vous allez faire ?
- Non, j'ai la consigne de ne pas vous faire d'attestation écrite. 
- Ici on n'applique également pas les circulaires ? Nous allons donc immédiatement saisir le Défenseur des droits, et alerter la presse. 
- Ecoutez, je vais interpeler de nouveau le cabinet, si vous voulez bien patienter. 
- Très bien, nous retournons dans la salle d'attente.



I comme Intérieur
Série pour le Glossaire de la Folie, Laurent Malone


Cet entretien s'est déroulé quelques jours après la publication, par l'antenne Essonnienne du PCF, d'un tract dénonçant à grands fracas la politique "anti-Roms" du gouvernement, l'humanisme défait, les principes piétinés, les valeurs insultées. Ce tract, lisible ici, tresse en fin de route des lauriers à la Commune de Grigny, ce qui est parfaitement savoureux. Voilà qui caractérise la misère politique dans laquelle nous baignons, misère dont le PCF n'a pas le monopole : donner au monde des leçons de vertu tout en omettant de s'efforcer d'être soi-même vertueux. Ceci témoigne sans doute du fait que nous ne sommes pas encore complètement au fond du trou : les professionnels de la politique de presque tout bord, et leurs experts en communication, jugent qu'il est encore nécessaire de se prétendre humaniste. Il y aura pire : le jour où les discours s'accorderont aux actes, et où à l'unisson chacun se félicitera de conduire une politique au mépris de l'humanité. Force est de constater que nous n'en sommes pas encore tout à fait là.

Cet entretien s'est déroulé avec une personne responsable d'un service social soumise à des consignes contredisant sans nul doute la définition qu'elle se fait de sa mission. Voici l'une des victimes collatérales de ce climat politique nauséeux, démunie, maltraitée dans sa fonction. Le Code de la défense nationale stipule que "le militaire ne doit pas exécuter un ordre prescrivant d'accomplir un acte manifestement illégal ou contraire au droit international". A quand un tel texte pour les travailleurs sociaux et autres acteurs bien intentionnés agissant dans le cadre de cette politique de violence contraire aux lois de la République comme aux principes les plus fondamentaux de l'Union Européenne ?

Cet entretien s'est déroulé en quelques minutes, et nous sommes donc sortis patienter sagement, dans l'attente d'une nouvelle consigne du cabinet du Maire réuni quelques étages au dessus. Il était 10h45. Une heure plus tard, sans nouvelle, nous nous sommes inquiétés. La directrice de nous rassurer : "Ils étudient les textes, et vous demandent de patienter encore un peu". A 11h55, cinq minutes avant la fermeture de la Mairie, nous demandions à la directrice du CCAS de prévenir le cabinet que nous étions lassés d'attendre, que nous quittions les lieux, et allions saisir en sortant le Défenseur des Droits et interpeller la presse. En chemin, nous étions rattrapés par la directrice : "J'ai pour consigne de prendre les noms et numéros de téléphone des personnes, nous les rappellerons demain pour leur donner un rendez-vous". Il était 12h05, les sept personnes épelaient leurs prénoms et noms, et nourrissaient à ce moment précis l'espoir que les impasses se lèvent enfin. Le lendemain, rendez-vous leur a été donné pour jeudi prochain 9h, pour un "entretien d'évaluation" précédant d'une semaine la réponse définitive de l'administration. Procédure régulière, témoignant peut-être d'un changement de perspective de la Mairie de Grigny, permettant d'enfin imaginer coopérer avec celle-ci afin d'inventer une autre solution que l'expulsion que tous les voyants annoncent imminente.





S comme Seuils
Série pour le Glossaire de la Folie, Laurent Malone


PS : On ne le répétera jamais assez, l'Imagier trilingue dessiné par les enfants du bidonville de la Folie et conçu par les deux membres du PEROU Joana Zimmermann et Victoria Zorraquin cherche ses financements. A 19 jours de l'échéance, manquent encore 2 000 euros afin de permettre sa publication et son envoi aux écoles d'Ile de France où sont scolarisés des enfants roumains. Pour offrir aux gamins cet outil leur permettant de créer des liens nouveaux avec leurs camarades de classe, nous espérons que chaque lecteur de ce billet puisse contribuer (500 lecteurs en moyenne par jour, si un sur 10 mettait 2 euros dans la balance, l'affaire serait rapidement pliée !), et faire suivre le lien, en commençant par cliquer dessus ici.

PS 2 : Ci-dessous, l'article du Parisien en date du 3 juin faisant état de ce projet d'Imagier, juste sous un article témoignant de l'expulsion de l'Usine Galland, à quelques kilomètres de là, des familles avec lesquelles travaillaient notamment nos amis d'Intermèdes Robinson. Dans quelques semaines, ces familles construirons un nouveau bidonville, non loin de là, ne modifiant pas d'un iota "l'inhumanité" de la situation dont feint de s'alarmer le Maire UMP de Palaiseau. Première conformation : à droite comme à gauche, il paraît encore nécessaire de s'affirmer humaniste. Seconde confirmation : à droite comme à gauche, on travaille à faire se pérenniser les bidonvilles sur le territoire, au mépris de "l'exaspération" légitime des riverains d'ici comme ailleurs.



1 commentaire:

  1. La scène du centre communal d'action social est édifiante. La directrice est
    présentée comme victime collatérale, maltraitée dans sa fonction. De fait elle
    devient elle même maltraitante car elle applique ce que l'autorité politique lui
    prescrit. Cette personne, dans sa fonction publique, peut-elle réellement se
    soustraire à cette autorité pour faire valoir sans ambages la règle de droit. On
    appelle cela désobéir.

    En ce sens, la désobéissance civile peut être considérée comme une garantie non
    juridictionnelle des libertés publiques, garantie exercée par les gouvernés
    eux-mêmes.

    Lorsqu'un fonctionnaire reçoit un ordre manifestement illégal, il lui appartient d'y
    opposer un refus d'obéissance.

    C'est ce que prévoit l'article 122-4 du code pénal:

    "N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou
    autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires.
    N'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par
    l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal."

    Cette prise de position n'est pas sans risque. C'est précisément parce que cette
    possibilité existe que nous ressentons tout le malaise généré par une telle
    situation, que peut entrer en scène la conscience de tout un chacun dans sa liberté
    de jugement, dans sa faculté de discerner ce qui est juste, ce qui est beau, ce qui
    est vrai. Renaud.

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