vendredi 7 décembre 2012

Partir du bidonville, en le construisant

Vendredi 7 décembre, 22h30. La pluie claque sur les toits de Paris. Bientôt la neige, plus sourde.
Sur le bidonville, l'humidité attaque, remue la boue, infiltre les baraques, enveloppe les corps. Le froid, vif et piquant, est du voyage. Il prolifère. Mais certains intérieurs paraissent comme arrachés à ce monde inhospitalier. Si proche des rats et des excréments, de la Nationale 7 - la route des vacances ! -, et de la violence quotidienne, ils ont comme un certain air d'oasis, de havre. Des couches de tapisserie et de moquette, l'épaisseur du cocon. Un décorum parfois surréaliste : un petit napperon mangé par le temps, une publicité grand format pour des bijoux sans prix ou pour des fringues absurdes. Une chaleur, parfois accablante, produite par ces fameux poêles faits mains, et pourtant comme démultipliés, presque standardisés. Nous sommes au bord : entre la douceur et l'invivable.


Photo Serge Guichard. Ris Orangis, novembre 2012


Un homme vit ici avec sa femme et ses trois enfants, trois petites filles aux sourires à tomber par terre, à la joie bouleversante. Lui connaît la France depuis huit ans, quelques premières années dans le 93, de nombreuses autres dans le 91. Qu'écrire sur son curriculum vitae, sur le papier traçant la course de sa survie ? Seize expulsions Monsieur ! A seize reprises, voir des forces de l'ordre débarquer et lui ordonner de débarrasser le plancher, comme on crache à la gueule. A seize reprises, entendre la pelleteuse broyer sa baraque, et réduire en miettes ce qui n'a pas pu être emporté dans un balluchon, une petite valise, un sac à dos. A seize reprises, prendre ses gosses à la hâte dans ses bras, leur promettre qu'ils retrouveront l'école dans un jour, une semaine, un mois. A seize reprises, essayer de faire croire à sa femme que ça va aller, alors qu'il panique et s'agite pour trouver un nouveau terrain, pas trop loin de là, mais à distance quand même. A seize reprises, reconstruire ce qui ne manquera pas d'être encore détruit, sans la force, sans l'espoir, sans rien de ce qui avait pu être gagné dans l'installation précédente. A seize reprises, un peu plus démuni que la fois précédente, un peu plus fragilisé, un peu plus atterré, un peu plus malade. A seize reprises, être enfoncé. Essayez, Monsieur, de vous "intégrer" avec un tel CV ! Essayez donc de sourire à la dame qui vous demande si vous avez cherché du travail.

Cette histoire est produite par une "politique publique", vaste expression pour si peu de sens ! Des élus, vraiment élus, ne s'embarrassent guère de songer à l'absurdité de leur geste, à la folie de leur décision d'expulser, évacuer, détruire. Ne sont-ils pas à plaindre eux aussi, si désarmés devant la situation qu'ils en viennent à sombrer dans tel non sens ? Ne sont-ils pas dans une détresse folle, républicains, socialistes, européens, humanistes, et pourtant si assassins ? La misère qui frappe au ventre, qui file des nausées, n'est pas celle de cet homme qui a surmonté seize fins du monde, un colosse, une carapace. La misère qui frappe à en perdre la raison est celle de ces élus, qui ont tout abandonné.


Photo Samuel Garcia. Ris Orangis, novembre 2012


Construire s'impose, pour enfin en sortir. Ceci crève les yeux : détruire condamne à la reproduction aggravée de la situation, alors qu'ils prétendent se dresser contre sa "pérennisation" comme ils disent. Alors qu'ils prétendent combattre ces habitations "indignes" comme ils disent. Ils y concourent, ils en sont les agents, les promoteurs, les accélérateurs. Ce sont des aveugles aux commandes, des fous furieux.

Construire s'impose, pour enfin en sortir. Prendre soin de ce qui est cultivé là, quelques espaces, quelques espoirs. Stabiliser, gagner le repos, et offrir aux gosses de rejoindre leurs camarades de classes, et d'oublier la terreur. Sécuriser les baraques, éviter la menace du feu, éloigner les mâchoires de l'humidité. Faire fuir les rats, monstrueux, et créer des sanitaires, autant que faire se peut. Puisqu'on leur refuse l'eau, la récupérer. Et, pas à pas, pendant quelques mois, reprendre pied, tisser de nouveaux liens avec le monde noir qui ne l'est pas tant que ça : derrière le bidonville, dans la ville que nous sommes, des chemins sont nécessairement faits pour lui, sa femme, et ses trois petites filles aux sourires à tomber par terre.


Programme du chantier : 

- Samedi 8 - dimanche 9 : évacuation des déchets  (besoin de monde, de beaucoup de monde, de camionnettes, de cartes de résidents donnant accès aux déchetteries )
- Mardi 11 - mercredi 12 : traitement du sol, contre la boue, avec du BRF ou des copeaux de bois (besoin de camionnettes, de monde, de beaucoup de monde)
- Vendredi 14 - samedi 15 - dimanche 16 : construction des toilettes sèches (besoin de monde, de beaucoup de monde, d'outils, de visseuses, de perceuses, de scies circulaires)
- Lundi 17 - mardi 18 - mercredi 19 - jeudi 20 - vendredi 21 : construction de l'ambassade, préparation de la fête (besoin d'enthousiasme, de beaucoup d'enthousiasme... et de monde)

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